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de Saint-Pierre, l’argument tiré des merveilles de la nature, mais sans le serrer de près un seul instant et avec une telle inexactitude de détails qu’il a donné prise aux judicieuses réclamations de la science[1]. Néanmoins, si ce livre est aussi peu précis que possible, il ne faut pas être assez ingrat pour en oublier les beautés et pour ne pas admirer l’éclat des peintures dont il est rempli. Quelque peu probant que cela soit, personne, à coup sûr, n’a oublié l’admirable prière à bord d’un vaisseau et la peinture d’une nuit dans les savanes de l’Amérique. On peut se demander sans doute : Qu’est-ce que cela prouve ? Mais si l’on n’y voit pas un argument, on peut au moins y reconnaître une préparation par l’admiration de la nature à la vénération pour son auteur. Le sentiment de la nature, comme celui de la poésie, prédispose au sentiment religieux. D’où vient cette beauté de la nature ? Elle doit venir de quelque part. Si la nature doit sa beauté à elle-même, c’est donc qu’elle contient en soi quelque chose de divin ; si c’est nous-mêmes qui l’y mettons, c’est donc que notre âme a quelque chose de divin. On s’élève ainsi à Dieu par le sentiment, par l’émotion du cœur plus que par la logique. Le philosophe Hemsterhuys a dit : « Un soupir vers l’Infini et l’Éternel est une démonstration plus que géométrique de la divinité, » et l’austère Kant lui-même ne craignait pas de dire que les deux plus grandes choses qu’il y eût au monde pour l’homme, ce sont : la loi morale dans nos cœurs, et le ciel étoile sur nos têtes. Le chapitre de Chateaubriand est un développement de la pensée de Kant. Il a senti la beauté des choses et il l’a décrite. De tels tableaux n’excluent pas le panthéisme, mais ils excluent le matérialisme et l’athéisme, et c’est déjà quelque chose.


III

La seconde et la troisième partie du Génie du christianisme traitent de son influence sur les arts et sur les lettres. C’est en quelque sorte un livre dans un livre, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui un essai d’esthétique chrétienne : ou plutôt, comme Chateaubriand l’a dit lui-même, une poétique chrétienne ; car il y est beaucoup plus question des lettres que des beaux-arts, dans lesquels l’auteur paraît avoir été peu versé.

Dans cette partie la plus brillante et la plus lue, il y a de grandes vues et une pensée générale juste ; mais l’exécution laisse encore beaucoup à désirer. Expliquons dans quelle mesure on peut

  1. Voir le piquant article de Biot sur les Idées exactes en littérature. (Œuvres. t. II).