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mais c’est le dieu d’Épicure. Il est trop grand, trop heureux, pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres. » À la vérité, l’Essai contenait des passages souvent contradictoires ; car, après avoir dit que Dieu et la matière ne font qu’un, Chateaubriand écrivait plus loin, dans le même ouvrage : « Pardonne à ma faiblesse, Père de miséricorde ; non, je ne doute point de ton existence ; j’adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta divinité. » Mais, à ce passage croyant, Chateaubriand rattachait, dans le manuscrit, une note incrédule : « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme ; mais la raison m’empêche de l’admettre. D’ailleurs, pourquoi désirerais-je l’immortalité ?… L’autre monde ne vaut pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc pas survivre à nos cendres ; mourons tout entiers. Cette vie si dure doit corriger de la manie d’être. » Ces paroles cruelles et douloureuses ont devancé de bien loin, on le voit, notre pessimisme moderne et en contiennent tout le suc ; et ce n’est pas sans raison qu’un critique allemand, parlant de Schopenhauer, nomme Chateaubriand parmi ses précurseurs. Citons enfin une dernière note sur le christianisme. Dans l’Essai imprimé se trouvait déjà cette phrase terrible : « Dieu, dit-on, nous a faits libres. Ce n’est pas la question. A-t-il prévu que je tomberais, que je serais à jamais malheureux ? Oui, indubitablement. Eh bien ! votre dieu n’est qu’un tyran horrible et absurde ! » À ces mots, Chateaubriand ajoutait en note : « Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n’y croit plus[1]. »

On voit qu’il est difficile d’aller plus loin en fait d’athéisme et d’impiété. Et cependant, un an après, Chateaubriand écrivait d’enthousiasme le Génie du christianisme. Qu’était-il arrivé ? Lui-même raconte, dans ses Mémoires d’outre-tombe, la circonstance qui a, chez lui, transformé le vieil homme, et de l’incrédule fait un chrétien : ce fut la mort de sa mère. Émigré et exilé depuis plusieurs années, il n’avait plus revu sa famille. Sa mère, emprisonnée pendant la révolution, après avoir vu l’un de ses fils, frère de Chateaubriand, mourir sur l’échafaud, ruinée et presque dans la misère, était morte à son tour, pleurant sur les erreurs du fils qui lui restait. Quelles étaient ces erreurs ? Sainte-Beuve insinue que les plaintes de sa mère portaient moins peut-être sur les écrits de son fils, qu’elle ne devait pas avoir lus, et dont l’écho était parvenu difficilement jusqu’à elle, que sur quelques autres égaremens, peut-être « sur quelque passion fatale qu’il n’est permis que

  1. Voir, pour tous ces textes, le livre de Sainte-Beuve : Chateaubriand et son groupe.