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plus que des grands siècles chrétiens, il y a, dans leurs écrits, quelque chose de mondain et de superficiel, d’un peu païen. En philosophie, ils sont aussi ignorans qu’en théologie ; aucun d’eux n’a lu Platon et Aristote ; ils connaissent à peine Descartes, très peu Malebranche, point du tout Leibniz. Le grand mouvement allemand leur est tout à fait fermé. Ils aiment peu Pascal et Bossuet par préventions ultramontaines. Bacon, Locke, Condillac, Voltaire, sont leurs seuls auteurs ; ils les combattent avec passion, avec violence, avec injustice ; mais ils n’ont guère lu qu’eux. La philosophie scolastique ne leur est pas moins inconnue que celle des grands classiques. Ils partagent contre elle les préjugés des modernes ; et même la philosophie de saint Thomas, si intimement liée à la théologie chrétienne, ne leur est d’aucun usage, ni d’aucun prix.

Il ne faut pas trop en vouloir à l’école traditionnaliste de cette ignorance en théologie et en métaphysique. Nous avons déjà relevé le même fait à l’origine de l’école éclectique. La cause en est de part et d’autre dans la grande rupture opérée parmi nous, d’abord par la philosophie du XVIIIe siècle et ensuite par la Révolution. Où voulez-vous que ces gentilshommes, ces émigrés, dispersés dans le monde entier, en Russie ou en Amérique, eussent pris le temps de faire leurs études et de se nourrir des grands maîtres en théologie et en philosophie ? Cette ignorance, d’ailleurs, n’était pas sans avantages. Elle fut pour quelque chose dans l’originalité de l’école, qui n’a, en effet, rien de commun avec la philosophie chrétienne du XVIIe siècle. Elle fut conduite par là à traiter de nouveaux problèmes : la raison individuelle et l’autorité, le rôle de la tradition, l’origine du langage, l’organisation sociale.

Malgré les lacunes et les travers que nous venons de signaler, l’école théologique n’en a pas moins joué un grand rôle. Elle a renouvelé l’influence chrétienne, elle a forcé la philosophie de compter avec elle. Elle a été elle-même un des élémens de force et de richesse de la philosophie de notre siècle : ses principaux défauts se sont corrigés dans les disciples, et la seconde génération du catholicisme nouveau a joui à son tour d’un éclat propre, avec beaucoup moins d’ombres, sinon avec autant de puissance et d’originalité. Si les apôtres de la première heure ont été surtout des missionnaires politiques, d’une foi mêlée et fragile, ils ont suscité d’autres âmes d’une foi pure, candide, généreuse, de vrais chrétiens : moins de génie, mais plus de vertu : les Montalembert, les Lacordaire, les Gerbet, les Gratry. Dans cette seconde génération, instruite par la première, on est revenu aux sources chrétiennes et à la grande philosophie spiritualiste. Lacordaire, en ressuscitant