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hommes, que des idées puisées dans un fonds commun, patrimoine de tous, ne pouvaient, quelles que lussent celles qu’ils y ajoutaient, quelle que fût la forme dont ils les revêtaient, constituer à leur profit une propriété exclusive, un monopole quelconque. Comment faire le départ entre ce qui leur appartenait en propre dans leur œuvre et ce qui appartenait à leurs prédécesseurs ? À qui s’en remettre pour un pareil arbitrage ? Les « idées ambiantes, » comme les appelle Proudhon, ennemi des majorats littéraires, implacable adversaire de la propriété sous toutes ses formes, étaient dans l’air, elles étaient de tous, à tous. Ils n’y songèrent pas et, longtemps, tendirent la main aux riches du jour dont ils charmaient les loisirs, aux puissans qu’ils louaient dans leurs dédicaces, aux libraires qui y jetaient une obole comme on fait une aumône.

Les scrupules qui hantaient ces naïfs génies étaient d’ailleurs de leur temps et de leur époque, et au moment même où de toutes parts éclatait la revendication des droits, ces scrupules empêchaient leurs successeurs et émules de revendiquer les leurs et les faisaient se contenter d’emphatiques déclarations de principes et d’inefficaces sanctions. Ces mêmes scrupules paralysaient jusqu’aux hardis législateurs de la Convention. Cette propriété que Lakanal proclamait « la plus personnelle et la plus inviolable de toutes, » ils la déclaraient en déshérence cinq ans après la mort de l’auteur, puis, en 1793, après dix ans[1]. Ils n’osaient accorder davantage, et leur intrépide logique reculait devant les conséquences de leur affirmation. C’était une propriété, mais différente des autres, toute nouvelle d’ailleurs, pleine d’imprévu, de dangers peut-être, en tout cas peu exigeante, habituée à se contenter de peu et qui d’elle-même se désignait « une grâce fondée en justice. »

Inconsciemment, à tout le moins sans prononcer le mot, on l’assimilait à l’invention, on lui concédait un brevet exploitable et négociable, pour un temps. Ce délai expiré, l’œuvre artistique et littéraire, comme l’invention plus tard, tombait dans le domaine public. Et, en ce faisant, on estimait beaucoup faire, émanciper l’intelligence, affranchir l’écrivain et l’artiste, affirmer leurs droits sur leurs œuvres, leurs droits à une rémunération ; dans une certaine mesure c’était vrai.

Si l’on compare, en effet, ce qu’était alors la situation des écrivains à ce qu’elle est devenue depuis, on se rendra compte des progrès accomplis, des résultats obtenus. On s’étonnera moins de voir l’œuvre artistique ou littéraire assimilée à une invention brevetée, et sa propriété, toute reconnue et proclamée qu’elle soit,

  1. Loi du 19 janvier 1791 et du 19 juillet 1793.