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« J’ai vu, ajoutait l’ambassadeur, bien des pompes funèbres, mais je n’ai rien vu qui m’ait fait une si forte impression : il m’a semblé que c’était un vivant qui allait à son propre enterrement[1]. »

Enfin quelque temps après, répondant évidemment à la pensée trop optimiste exprimée par d’Argenson, à savoir qu’il suffirait à Ferdinand d’être bon Espagnol pour être bon Français : « Il ne faut pas nous y tromper, disait-il, quarante-six ans de règne de Philippe V nous ont gagné fort peu de cœurs espagnols ? : nous n’avons plus à combattre les emportemens d’une reine italienne, mais une opposition constante dans toute cette nation. Les Espagnols apprennent à haïr les Français comme à aimer les combats du taureau, et cela depuis le plus grand jusqu’au plus petit… même dans ce qu’on appelle les honnêtes gens et les dévots qui sont en grand nombre, à la cour il n’y en a pas un qui dise du bien de nous, les meilleurs et en petit nombre sont ceux qui n’en disent pas de mal[2]. »

La persévérance du nouveau roi dans l’alliance française demeurait ainsi en problème, malgré les assurances contraires et les protestations officielles qui ne firent pas défaut. Il n’était donc nullement sûr qu’on eût gagné au change, autant que se l’imaginait d’Argenson, et ses ennemis ne manquèrent pas de faire remarquer que ce qui causait le ravissement du ministre français n’apportait pas un contentement moindre à Vienne et à Londres. Là, on voyait déjà la France privée de son seul allié, et on poussait de véritables cris de joie. « La mort du roi d’Espagne, écrivait-on d’Angleterre, a fait perdre le peu de cervelle qui restait ici. » — « Cette cour se flatte, écrivait le représentant de Venise à Vienne, que l’avènement du prince des Asturies va changer toutes les maximes politiques et faire cesser les causes qui troublent l’Europe. » Et le malheur voulait que ces prévisions s’accréditaient au moment même où les opérations militaires avaient pris on Italie un tour très fâcheux et où le doute, répandu sur les intentions futures du cabinet de Madrid, ne pouvait amener que des désastres.

Une bataille importante venait, en effet, d’être livrée et perdue sur ce théâtre, laissant les deux armées alliées plus que jamais mécontentes l’une de l’œuvre, et toutes deux dans la situation la plus critique. C’était la conséquence directe de l’étrange et douloureuse instruction qui réduisait un maréchal de France, commandant une grande armée, à l’état de simple lieutenant d’un infant sans capacité

  1. Vauréal à d’Argenson, 11, 26 juillet, 6 août 1740. — (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.) — D’Argenson dans ses mémoires confirme ce que dit Vauréal de l’influence de la reine Marie-Barbe. « Ferdinand, dit-il, est uxorius. »
  2. Vauréal à d’Argenson, 23 août 1746.