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serait sentie dans le camp encore plus dépaysée qu’à Versailles. Ne pouvant plus accompagner le roi, au moins fallait-il s’en séparer pour le moins longtemps possible.

Ensuite (et ceci était plus grave) dans les compétitions très ardentes qui s’élevaient au début de chaque campagne pour la répartition des postes à remplir et des commandemens à exercer, l’adroite favorite avait déjà su se réserver une voix au chapitre : et ses désignations discrètement insinuées à l’oreille du roi étaient faites, non en considération des mérites qu’elle n’était pas en état d’apprécier, mais en vue de fortifier sa position toujours précaire. Dans la crainte où elle vivait sans cesse d’être précipitée d’une place enviée par un caprice du même genre que celui qui l’y avait élevée, elle cherchait à tout instant à se préparer des appuis contre les intrigues de palais dont elle voyait le réseau se former autour d’elle. C’est ici encore que ses sentimens différaient de ceux de sa hautaine devancière, qui aimait à braver tout le monde, même la reine. Mme de Pompadour, attentive au contraire à ménager la pauvre Marie Leczinska (qui avait la bonté d’âme de lui en savoir gré), ne l’était pas moins à se concilier toutes les puissances secondaires qui pouvaient, en cas de disgrâce menaçante, lui venir en aide. Elle n’avait rien à offrir pas plus qu’à disputer au maréchal de Saxe, qui n’avait besoin de personne et dont tout le monde avait besoin ; mais au-dessus et à côté de ce chef sans rival, il y avait encore des positions considérables qu’on pouvait faire attribuer à de nobles protégés avec l’espoir qu’ils paieraient un jour la faveur de reconnaissance et de retour.

Et dans ce dessein d’influer discrètement, mais avec une arrière-pensée, toujours égoïste, sur le partage des commandemens de l’armée, elle était malheureusement secondée par ses relations anciennes et intimes avec deux hommes dont l’importance croissait chaque jour, surtout en ce qui regardait la conduite des opérations militaires. Ceux-là n’étaient pas ses nouveaux et douteux amis de la cour, mais, au contraire les premiers et fidèles amis de sa jeunesse : c’étaient les fameux frères Paris-Duvernay et de Montmartel, l’un préposé à l’intendance générale de l’armée, et l’autre banquier de la cour et du trésor. M. Camille Rousset, dans sa charmante histoire du comte de Gisors, a fait de ces deux financiers (de ces vivriers, comme les appelle dédaigneusement d’Argenson), et, en particulier, de Paris-Duvernay, un portrait fidèlement tracé que je n’ai garde de refaire après lui. Il a décrit avec sa précision habituelle, les débuts pénibles de Duvernay, sorti d’un cabaret du Dauphiné, l’aventure bizarre, racontée par Saint-Simon, qui le fit connaître, puis sa rapide élévation, due aux rares talens, comme