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Mme de Pompadour, quand la faveur de Louis XV vint la chercher, était la reine (on aurait dit volontiers, dans le langage du temps, la déesse) d’une de ces petites cours. Bien que fille d’un simple commis, ses rares agrémens de figure l’avaient fait de bonne heure rechercher en mariage par le jeune Lenormand d’Etioles, qui partageait avec son oncle Lenormand de Tournehem une des plus grosses fermes de l’impôt. L’amour d’un mari, que ses charmes dominaient complètement, mettait à ses pieds de larges revenus dont elle usait sans compter. Dans sa belle demeure de la rue Croix-des-Petits-Champs, dans son château d’Etioles, qu’elle avait su orner avec le goût le plus délicat, elle menait une vie toute de plaisirs, faisant elle-même, par ses grâces, ses talens, l’attrait piquant de son esprit, le principal ornement de ses fêtes. — « J’ai vu, écrivait le président Hénault à Mme du Deffand, chez M. de Montigny, la plus jolie femme que j’aie jamais vue : c’est Mme d’Étioles ; elle sait la musique parfaitement bien, elle chante avec toute la gaîté et le goût possible, fait cent chansons et joue la comédie, à Etioles, sur un théâtre aussi bien que celui de l’Opéra, où il y a des manœuvres de changement. » — Les visiteurs, les adorateurs affluaient dans ce lieu de délices ; et, dans le nombre, il en était (et des plus empressés) dont l’hommage avait un prix tout particulier. C’étaient les écrivains en vogue, même les plus graves, comme Montesquieu ; les plus délicats, comme Fontenelle ; les plus renommés, comme Voltaire. Tout ce monde de lettrés et de savans, d’humeur naturellement assez susceptible, et devenu déjà très fier par l’importance croissante qu’il prenait dans l’esprit public, supportait plus volontiers le joug capricieux, mais aimable, d’une jolie femme qu’ils avaient vue naître et grandir à côté d’eux, que le patronage des grandes dames qui, en les honorant, les protégeaient toujours d’un peu haut. À Étioles, ils étaient à leur aise et comme chez eux. Voltaire y régnait, tandis qu’il devait encore obéir et même flatter à Versailles. Après tout, elle était des nôtres, disait d’Alembert après sa mort, et il avait raison. Ce serait d’ailleurs toute une histoire à faire, et dont on trouverait ici le premier chapitre, que celle de ces salons des fermiers-généraux, qui, dans toute la seconde partie du siècle, devaient devenir le terrain commun où la finance et les lettres, deux grandeurs nouvelles, portées par le même mouvement social, allaient traiter de puissance à puissance.

Entrée à la cour, où elle ne connaissait personne (sauf peut-être un jeune ecclésiastique de bonne maison, renommé par ses poésies légères et sa conduite plus légère encore, l’abbé de Pierre de Bernis), Mme de Pompadour ne pouvait avoir la prétention d’y être