Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

système d’éducation militaire graduée et d’exercices périodiques, animée du plus énergique sentiment d’indépendance[1]. Les chefs de la défense suisse pourraient sans aucun doute répéter aujourd’hui ce que le vieux général Dufour écrivait il y a vingt ans déjà, au moment de la crise de 1870, à l’empereur Napoléon III : « Nous possédons une armée de plus de cent mille hommes bien équipés, bien armés et soutenus par une landwehr qui a aussi à peu près cent mille hommes. Nos canons sont tout prêts à entrer en ligne… Outre nos écoles, nos sociétés militaires, tous nos moyens de défense, nous pouvons compter sur la résolution bien arrêtée dans le cœur de chaque citoyen de défendre notre neutralité et notre indépendance, de quelque côté que l’orage puisse fondre sur nous… » C’est un premier élément avec lequel il faut compter. La Suisse ne serait pas prise au dépourvu par des événemens dont elle n’est pas maîtresse, mais devant lesquels elle a la volonté et les moyens de se conduire en nation libre.

Cela dit : raisonnons pour la Suisse comme pour la Belgique. De quel côté et à quel propos peut-il y avoir un danger pour cette indépendance helvétique si bien et si heureusement disposée à se défendre elle-même ? Entre les quatre puissances limitrophes, touchant à la Suisse par le Jura et la Savoie, par le Rhin et le lac de Constance, par le Vorarlberg, par les Alpes, ce n’est sûrement pas la France d’abord qui peut songer à se jeter violemment en pays neutre. C’est bon à dire ou à faire dire dans quelques gazettes allemandes. Depuis trois quarts de siècle, à la rigueur on a connu des

  1. L’idée d’une organisation nationale et de l’unification des forces militaires de la Suisse date réellement du lendemain de 1815. Un homme qui a eu autrefois un rôle important dans les affaires helvétiques, qui avait représenté la confédération au congrès de Vienne, M. Pictet de Rochemont, exposait, dès 1820, avec une fierté patriotique, dans un ouvrage sur la Neutralité de la Suisse, tout ce qui avait été fait en si peu de temps dans l’ordre militaire. Ce n’était pourtant alors qu’un commencement. Si on veut mesurer les progrès d’unification nationale et de l’armée fédérale, on peut consulter un travail publié tout récemment, sous la forme de lettres, par M. Charles Main, sur l’Armée suisse aux grandes manœuvres de 1889. Ces manœuvres, très complètes, très instructives et justement remarquées, ont eu lieu sous la direction du colonel Ferdinand Lecomte, connu pour ses histoires militaires et pour ses talens d’officier. On sait qu’en Suisse il n’y a pas de généraux. Il n’y a que des colonels divisionnaires. Le titre de général est tout temporaire et ne se donne qu’au moment d’une grande mobilisation de guerre. Il n’y a eu, depuis longtemps, que deux hommes qui aient porté ce titre : le général Dufour, et, plus récemment, le général Herzog, qui commandait en chef en 1870 au moment où la malheureuse armée de l’Est franchissait la frontière et qui est encore directeur de l’artillerie. Si la Suisse n’a pas une armée active permanente, elle n’a pas moins une organisation supérieure permanente sous le nom de « département militaire fédéral. » C’est, à proprement parler, un état-major général qui, par sa forte direction, par ses services, par son entente des affaires militaires, compte parmi les premiers états-majors généraux de l’Europe.