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existé depuis, reconnue comme fédération de cantons souverains, libre dans sa vie intérieure, diplomatiquement indépendante et, en définitive, jusqu’ici respectée.

Tel a été pourtant cet état nouveau qu’il a toujours eu un point vulnérable, une fissure par où ont pu pénétrer les influences étrangères, et même les excès de prépotence. L’Europe s’était liée envers la Suisse par une garantie collective de « neutralité perpétuelle. » La Suisse, à son tour, s’était liée envers l’Europe par un « pacte fédéral » accepté dès l’origine, représenté comme une condition de la neutralité ; elle s’était engagée, on l’a toujours interprété ainsi, à rester un État paisible et neutre, à ne devenir jamais un foyer d’agitations et de propagandes, un danger pour ses voisins, soit par ses révolutions intérieures, soit par l’abus du droit le plus précieux de son indépendance séculaire, le droit d’asile. C’est de là que sont venus, depuis trois quarts de siècle, les malentendus et les complications, lorsque la Suisse a voulu réformer ses institutions intérieures ou a paru quelquefois être un camp de révolutionnaires de tous les pays, de réfugiés compromettans. C’est ce qui a provoqué périodiquement, en 1831, en 1836, surtout en 1847, des querelles assez vives entre la Suisse libre et les puissances conservatrices qui la menaçaient de leurs interventions, qui ne cessaient de lui rappeler qu’à éluder les obligations de la neutralité, elle risquait d’en perdre les droits et les avantages. C’est le prétexte dont s’est armée récemment encore l’Allemagne, à l’occasion de ce qu’on a appelé l’incident Wolgemuth. Le fait est que l’Allemagne a profité de la plus vulgaire des aventures, de l’expulsion d’un de ses agens secrets, pour faire le procès de la Suisse, de ses autorités, de sa police, de ses prétendues tolérances pour les socialistes ennemis de l’empire, du droit d’asile lui-même, — et pour finir par déclarer « caduques » les lois de neutralité.

La diplomatie allemande n’a dit, sans doute, en cela rien de nouveau ; elle n’a fait que reprendre le vieux thème des cabinets d’un autre temps. Seulement, quand les puissances conservatrices menaçaient autrefois la Suisse, c’était assez platonique : on se bornait à des interventions morales, sans méconnaître l’autorité du droit européen et des traités, — sans mettre en doute le principe de l’inviolabilité helvétique. Les rivalités des grands États, les divisions d’intérêts et de politiques, faisaient la sûreté de la Suisse. Aujourd’hui, quand le tout-puissant chancelier de Berlin dénonce pour ainsi dire les lois de neutralité et semble se délier d’avance, c’est un acte d’une bien autre portée, bien autrement menaçant, parce que les conditions ne sont plus les mêmes. Des traités qui ont reconstitué autrefois l’Europe, il ne reste presque plus rien. De