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ou calculées, on pourrait dire que la crise du temps tient avant tout à une cause générale et permanente. Elle est née d’une série d’événemens qui ont bouleversé les conditions de l’ordre continental, déplacé violemment tous les rapports, fait revivre l’esprit de conquête et de domination avec ses emportemens, ses calculs et ses fatalités. Les incidens passent, la cause générale subsiste : elle est la clé d’une situation qui a ses origines au plus profond de la vie européenne, ses caractères multiples, ses élémens aussi compliqués que redoutables.

Depuis un siècle, depuis que la révolution de France est entrée avec effraction dans le vieux monde, l’Europe a passé par trois phases successives, trois grandes phases militaires et diplomatiques. La première, qui se confond avec les grandes mêlées de la république et de l’empire, c’est l’ère de la suprématie française, d’une prépondérance fondée par la guerre, et qui, par cela même qu’elle était une prépondérance, laissait la paix sans garantie, les peuples et les indépendances sans sécurité : c’est l’ère napoléonienne, aussi éphémère qu’elle fut éclatante. La seconde phase, qui s’ouvre avec les événemens de 1814-1815, est la revanche des gouvernemens et des nations du continent contre cette prépondérance qu’on venait de vaincre. A l’origine, évidemment, l’ordre nouveau délibéré et sanctionné au congrès de Vienne portait la marque des réactions du jour, des cupidités des vainqueurs, de la défiance à l’égard du vaincu. Dégagés des passions et des contradictions du temps, les traités de 1815 apparaissent néanmoins comme un de ces grands concordats qui suivent les longues guerres, qui ouvrent pour les peuples une période de repos réparateur. C’est leur originalité, leur signification dans l’histoire, d’avoir cherché la paix par un équilibre nouveau, laborieux et compliqué de toutes les forces sous une sorte d’amphictyonie européenne. Toutes les combinaisons, toutes les alliances tendaient à maintenir ce qui existait. L’Allemagne, avec son organisation fédérative, formant comme un poids au centre de l’Europe, les grandes puissances avec leurs ambitions et leurs rivalités contenues par le sentiment de solidarité conservatrice, les états secondaires restaurés ou remaniés, tout se coordonnait dans un vaste réseau aux mailles habilement tendues. Les révolutions mêmes qui se sont succédé depuis, comme celle qui a ajouté la neutralité belge sur la frontière du nord de la France à la neutralité suisse sur la frontière de l’est, étaient moins une violation qu’une extension ou une confirmation de l’équilibre continental. C’est le système qui a régné plus ou moins près de quarante ans ; il a rempli le milieu du siècle.