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pas là encore, si l’on veut, une force parlementaire redoutable ; mais ce qu’il y a de caractéristique, de frappant, c’est le mouvement continu, incessant qui se dévoile à travers ces chiffres. En 1871, les socialistes ne réunissaient, dans tout le pays allemand, que 124,000 voix ; ils montaient à 350,000 en 1874 ; ils en étaient au demi-million de voix en 1884, à 760,000 en 1887 ; le dernier scrutin va leur donner plus d’un million et demi de suffrages ! Vainement, depuis quelques années, on a employé tous les moyens, tantôt les répressions, tantôt les concessions : le mouvement ininterrompu suit son cours d’élection en élection !

Ainsi, on en est là ! Une majorité décomposée, un centre catholique toujours le même, des progressistes satisfaits de quelques avantages, des socialistes en petit nombre dans le Reichstag, mais représentant près de deux millions de voix dans le pays, ce sont les résultats saillans du vote du 20 février. En sorte que le gouvernement se trouve dans l’alternative de rechercher l’alliance du centre catholique, en payant naturellement cette alliance, s’il veut avoir une majorité, ou de dissoudre à la première occasion ce parlement nouveau, qui vient d’être élu pour cinq ans. La situation ne laisse pas d’être compliquée, et il pourrait bien y avoir, un jour ou l’autre, de l’imprévu.

De toute façon, en dehors même des conséquences parlementaires qui pourraient se produire, le fait significatif des élections du 20 février est donc le progrès persistant, irrésistible et, jusqu’à un certain point, redoutable du socialisme en Allemagne. Jusqu’ici, chose à remarquer, on avait la ressource d’accuser toujours la France. C’était la France qui passait pour être le grand foyer des propagandes et des contagions révolutionnaires ! C’était la France qui infestait les États conservateurs, l’Europe entière, d’anarchisme, de socialisme ! La France était la grande suspecte ! Aujourd’hui, la France peut avoir ses misères, on ne peut plus dire que d’elle vient le danger. C’est en pleine Allemagne, au milieu du plus vaste déploiement de la force militaire, que le socialisme a son foyer. Il a des programmes très raisonnes, très méthodiques, son organisation, ses ramifications, ses directions qui échappent à la police la plus ombrageuse. C’est à Berlin même, à Hambourg, à Leipzig qu’il a eu le plus de succès, sans se laisser séduire par des promesses ni intimider par des démonstrations de force militaire, comme celle qui a étonné les Berlinois le jour des élections. On peut maintenant se demander quelles seront les suites de tout ceci, s’il y a des moyens de limiter ou de détourner un mouvement qui n’a rien de factice, ce qui en sera de ces rescrits par lesquels Guillaume II a voulu opposer un socialisme d’État au socialisme populaire grandissant. Il n’y a point à s’y tromper, c’est une lutte engagée où il s’agit de la paix de l’Allemagne, et peut-être de la paix de l’Europe.