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reconnaissent, pour ne pas dire qu’ils s’y mirent avec complaisance ; et déjà c’est une chose rare que d’avoir à soi tout seul autant d’esprit ou d’éloquence que tous ses contemporains ensemble. Mais, plus souvent encore, c’est pour leur individualité que les artistes ou les écrivains s’inscrivent dans l’histoire de la littérature ou de l’art. La différence qui paraît entre eux et leurs contemporains, voilà ce qui consacre et ce qui fait durer leur mémoire. Nous ne leur demandons pas d’être très grands, il nous suffit qu’ils soient originaux. Inversement, s’ils ne sont pas originaux, nous les négligeons, et nous avons raison. Ou encore, si nous les lisons, si nous lisons Mairet, par exemple, ou Rotrou, ce n’est pas pour eux, ni pour notre plaisir, c’est parce qu’ils en ont précédé ou préparé de plus grands qu’eux-mêmes, c’est pour nous apprendre à sentir la différence qui les sépare de Corneille, et c’est toujours, on le voit, pour nous habituer à mettre à leur vrai prix le génie, l’originalité, l’individualité.

Mais un moraliste comme Vinet, tout en recherchant et tout en louant par-dessus les autres qualités celles qui font l’originalité, ne pouvait pas méconnaître les dangers de l’individualisme. Aussi, s’est-il constamment efforcé de distinguer l’individualisme et l’individualité. « Je ne crains pas, a-t-il encore dit dans ses Études sur Blaise Pascal, qu’aucun de vous confonde dans une fraternité imaginaire deux ennemis jurés : l’individualisme et l’individualité : le premier obstacle et négation de toute société, la seconde, à qui la société doit tout ce qu’elle a de saveur, de vie, et de réalité. » Ces distinctions sont un peu subtiles, et il semble bien que le théologien et le critique se gênent encore ici l’un l’autre. C’est le théologien qui l’emporte dans le passage suivant : « Aussi longtemps que l’homme est immortel, il vaut plus que l’humanité, qui ne l’est pas. Aussi longtemps que l’individu attend d’un jugement au-delà de ce monde, il est plus grand que la société qui n’en attend point… L’immortalité de l’âme détrône la société et la met aux pieds, non de l’individu sans doute, mais de l’individualité. » Je n’aime pas voir ainsi les droits de l’individu mis dans la dépendance et au hasard d’une hypothèse métaphysique. Il y a d’ailleurs une distinction certaine, je l’accorde, sinon peut-être une contradiction entre l’individualisme et l’individualité, ou, pour nous servir de mots moins ressemblans, qui prêtent moins à la confusion, entre l’égoïsme et l’originalité. Mais quelle est-elle exactement, c’est ce que Vinet n’a pas pu dire, et, si j’avoue pour ma part que je serais embarrassé de mieux faire, il faut savoir quelquefois ne pas mettre dans nos opinions plus de logique et de cohésion que leurs objets n’en comportent.

Il a été plus heureux quand, pour achever sa doctrine et compléter son œuvre, il a le premier, je crois, ou l’un des premiers essayé de saisir d’un seul coup d’œil toute l’histoire de notre littérature. Sur ce sujet,