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Il faut le suivre dans cette voie. Nous avons trop donné, depuis trente ans ou davantage, aux grandes causes, aux « grandes pressions environnantes : » la race, le milieu, le moment, — dont l’action est certaine, mais obscure, — et qui expliquent bien le génie des nations ou le caractère des siècles, qui n’expliquent pas, ou qui expliquent moins le caractère et le génie des individus. Si d’ailleurs nous avons le pouvoir en nous de résister à celui des grandes causes, et d’équilibrer la pression de la race, par exemple, ou celle du moment, c’est ce que je n’examine point, et j’en laisse volontiers le problème à la métaphysique. Mais évidemment, dans la même race et chez le même peuple, au même moment de son histoire et dans le même milieu, quelquefois dans une même famille, si, de deux hommes, l’un est Thomas et l’autre Pierre Corneille, si l’un est Scarron et si l’autre est Molière, il faut bien qu’en chacun d’eux il y ait quelque chose de différent de l’autre, et, dans tous les deux, de leurs contemporains. C’est ce que nous appelons leur individualité, dans la composition ou dans la définition de laquelle nous n’avons besoin de rien faire intervenir de mystérieux ou d’encore innomé. Comme en effet on voit, dans la nature, les mêmes élémens simples, combinés en des proportions différentes, engendrer des corps dont les propriétés diffèrent également de celles des corps qui leur ressemblent le plus, et de leurs élémens ; ainsi, chacun de nous apporte en naissant des aptitudes qui sont uniquement siennes, et pas plus que nous ne rencontrons deux visages humains qui se ressemblent, deux Ménechmes ou deux Sosies, pas plus il n’y a deux esprits parfaitement semblables. L’individualité, parmi les hommes, c’est ce qui fait de chacun d’eux un exemplaire unique de lui-même, une combinaison, si je puis ainsi dire, qui n’a pas besoin d’être rare pour être singulière. Et de là cette conséquence : que, fût-elle un « produit » de la race, du moment ou du milieu, l’individualité, rien qu’en s’y mêlant, modifie l’action des grandes causes. Après qu’un Dante, par exemple, ou un Shakspeare ont passé, les « grandes pressions » elles-mêmes diffèrent de tout ce qu’ils y ont ajouté qui n’y était point compris avant eux. Ou plutôt, l’individualité dans l’histoire est une de ces grandes causes dont on parle, — et je crains, comme je le disais, que depuis un demi-siècle, historiens ou critiques, nous ne l’ayons vraiment trop oublié.

Car enfin, si l’individualité manifeste quelque part son pouvoir, n’est-ce pas précisément dans l’histoire de la littérature et de l’art ? Quelques grands écrivains, j’y consens, — Voltaire ou Bourdaloue, dont nous parlions tout à l’heure, — peuvent bien être considérés comme l’expression de leur race ou de leur temps, quoique, si leur individualité n’a rien de très singulier, cependant elle soit déjà rare. Leurs qualités d’éloquence ou d’esprit sont celles de leurs contemporains, qui s’y