Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

modèle même, — ce que l’on a écrit de plus juste, de plus pénétrant et de plus profond sur l’auteur des Pensées. « L’individualité est la base de notre valeur propre, car, pour que nous soyons quelque chose, il faut d’abord que nous soyons, ou, en d’autres termes, que nos qualités soient à nous. Dans ce sens, l’individualité est rare, et l’on n’exagère pas en disant que la plupart des hommes, au lieu d’habiter chez eux, vivent chez autrui, et sont comme en loyer dans leurs opinions et dans leur morale. » On ne saurait mieux dire : il n’est donné qu’à peu de nous d’être eux-mêmes ; il n’appartient qu’à un très petit nombre d’hommes de ne ressembler qu’à eux seuls. J’ajouterai seulement que si, comme Vinet en fait la remarque à bon droit, « l’intelligence et le développement de l’esprit ne sont pas des gages tout à fait assurés de l’individualité, » réciproquement, d’être soi, seul de sa race et seul de son espèce, ce n’est pas non plus une garantie du développement de l’esprit ou de l’intelligence. Le théologien a ici égaré le critique. L’individualité, qui mesure bien la supériorité des consciences, ne mesure pas la valeur des esprits. Dans l’histoire de la littérature et de l’art, il y a des combinaisons uniques auxquelles on peut, auxquelles on doit préférer des combinaisons moins rares. Marivaux, par exemple, au XVIIIe siècle, est plus unique, si je puis ainsi dire, plus individuel que Voltaire, et, inversement, au siècle précèdent, Bourdaloue le fut beaucoup moins sans doute que Mme de La Fayette ou que Mme de Sévigné.

Ce n’en est pas moins laque Vinet a vraiment excellé, comme critique, dans l’art délicat, savant, et subtil, de démêler ou de caractériser l’individualité des autres. Sainte-Beuve, avec sa manière de tourner autour du personnage, et presque uniquement soucieux d’étudier l’homme dans son œuvre, l’homme total, avec « ses mœurs domestiques, le tic familier, la gerçure indéfinissable, » Sainte-Beuve, dans sa chasse à l’anecdote, a plus d’une fois oublié l’œuvre, et nous savons de lui des jugemens bien étranges. Nisard, dans son ignorance affectée, je ne dis pas même de la psychologie, mais de la biographie des grands écrivains, les a traités trop souvent comme il eût fait d’illustres anonymes dont l’œuvre seule, pour ainsi dire, lui garantissait l’existence. Vinet, lui, les a connus aussi bien que Sainte-Beuve ; mais tout ce qu’il pouvait savoir de leur personne, c’est à une interprétation plus intime de leurs œuvres qu’il l’a fait uniquement servir ; écrivain moins habile sans doute que Nisard, et juge habituellement moins sûr, mais, en revanche, combien plus pénétrant ! Dans un Corneille et dans un Racine, dans un Voltaire et dans un Rousseau, ce qu’il a surtout cherché, c’est ce qui fait qu’ils sont eux ; il l’a trouvé sans sortir de leurs œuvres, en s’y enfermant au contraire ; et j’ose dire qu’en général il l’a mieux montré, plus ingénieusement que personne.