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est déclamée à voix nue, sans autre accompagnement que de rares et courts frissons de timbales. Ce n’est plus à Wagner que l’on pense, mais à Verdi, j’entends le Verdi d’Othello.

Les exhortations du pontife ont décidé Salammbô. Elle ira, comme Judith, et comme Judith elle a besoin de toute sa beauté. La scène est charmante, eh ! oui, charmante ; ce mot revient sans cesse à propos d’une œuvre décidément plus gracieuse que grandiose. Voici les pages les plus originales, les plus étranges peut-être, que M. Reyer ait écrites. La Margyane de la Statue était plus classique que Salammbô, mais elle était moins touchante. Elle va partir, la pâle messagère, et tandis que sa nourrice, ses esclaves s’empressent à sa parure, ceignent ses épaules d’un manteau couleur de l’aurore, ses bras et son front de cercles d’or et de pierreries, le motif du voile, de ce voile que Salammbô va reprendre, revient à l’orchestre, non plus avec l’éclat d’autrefois, mais transposé en mineur, alangui et attristé. Le voile, toujours le voile ! Son souvenir est partout : dans l’âme de Salammbô, dans sa voix, même dans son silence ; dans les mélodies à demi souriantes, à demi mélancoliques dont l’orchestre accompagne ici la pantomime ; dans un intermède plein de couleur, de fantaisie et de sentiment, où l’instrumentation de M. Reyer, le quatuor surtout, par sa plénitude et sa rondeur, nous a paru presque digne de M. Saint-Saëns.

La toilette de Salammbô est achevée. Sa vieille nourrice lui présente son miroir en lui parlant de ses noces prochaines. « Mes noces, » reprend Salammbô pensive ; et, se levant lentement, montrant du doigt l’horizon où, peu à peu, vers les flots, dans la rougeur du soir, disparaît un vol de colombes :


Vois là-haut dans le ciel passer ce blanc nuage !
Nous sommes dans ces tristes jours
Où les colombes de Carthage
Partent, pour abriter loin d’elle leurs amours.


La période musicale se déroule doucement, comme une ombre qui descendrait à la fois sur la ville, sur la mer au loin silencieuse, et sur le front soucieux de la vierge tremblante. L’effet est obtenu ici par les moyens les plus simples, presque primitifs, par la seule déclamation flottant sur un trémolo de violons et quelques notes de harpe ; mais quelle poésie et quelle maladive langueur ! Dans ces tristes jours où les colombes de Carthage… Sous ces derniers mots, le dernier surtout, quelle intonation adorable, inquiète, irrésolue ! Mais elles reviendront, maîtresse. — Je le sais. — Et tu les reverras. — Peut-être. La moindre note, ici, est exquise, et quelques mesures d’orchestre, tandis que les esclaves s’éloignent, viennent achever la délicieuse tristesse du tableau. — Qui me donnera, reprend Salammbô demeurée seule, qui me