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d’Hamilcar et sur des lits de brocart, comme dit le livret, pour satisfaire approximativement à la tyrannie de la rime. Rien ici que du bruit, et le bruit le plus trivial des chœurs quelconques et un orchestre qui fait boumboum, voilà tout. Aucune évocation ni par les rythmes ni par les timbres, ni par les harmonies, de la cohue bariolée et grouillante et de la gigantesque ripaille que nous montre le début du roman. Songez que ces gens-là mangent des « oiseaux à la sauce verte, des gigots de chamelles et de buffles, des hérissons au garum, des cigales frites et des loirs confits, » le tout servi dans « des assiettes d’argile rouge rehaussées de dessins noirs, et dans des gamelles en bois de Tamrapanni ! » Un tel menu, un tel service et surtout de tels convives voulaient sans doute une musique un peu plus assortie. Mais voici que les portes du palais s’ouvrent ; les prêtres de Tanit (habituez-vous tout de suite à ce nom) s’avancent, chantant du haut de leur tête une mélopée efféminée et traînante, dont le caractère assez oriental contraste heureusement avec la vulgarité de la bagarre musicale qui précède. Salammbô paraît, accompagnée par une belle phrase expansive qui monte et redescend aisément, sans se hâter, sans s’étrangler surtout. Le discours de Salammbô aux barbares est encore une bonne page. La jeune fille supplie, menace, tour à tour irritée et plaintive, avec des mouvemens variés et des accens toujours justes d’indignation, de mélancolie, presque de honte. Sa première plainte aux dieux :


O ciel, où naissent les étoiles,
Cache ton azur obscurci ;
Tanit, cache-toi dans tes voiles !


a déjà cette simplicité sereine, cette gravité chaste qui souvent caractérisent l’inspiration de M. Reyer. A l’orchestre passent et repassent, mais sans exagération ni confusion, le motif de Salammbô et le motif des prêtres. Puis un autre motif se dessine, celui qui désormais exprimera l’amour de Mathô, et qui rappelle un peu par son contour sinueux, surtout par ses dernières notes, le voluptueux appel des sirènes au premier acte de Tannhäuser. Les barbares interdits se prosternent devant la jeune fille, qui, pour gage de pardon et de paix, offre à Mathô une coupe remplie par elle : Bois, dit-elle ; Bois, soldat ; sois heureux, et ces simples mots, que nul accompagnement ne soutient, ont une force ou plutôt une grâce d’expression, une justesse d’accent et une poésie tout ensemble, que plus d’une fois dans Salammbô M. Reyer obtiendra ainsi de la déclamation sans orchestre et de quelques-notes solitaires.

Le second acte est presque entièrement réussi ; il se tient et se maintient dans son ensemble. On y trouverait bien quelques taches légères, çà et là des soupçons de vulgarité rythmique ou mélodique,