Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contrecarrait, ou aspirait à le remplacer. Vous vous trompiez. M. de Sybel nous apprend que lorsque, au mois de septembre 1862, le roi Guillaume nomma M. de Bismarck président provisoire du ministère, ce fut le sentiment du devoir, das Pflichtgefühl, qui l’empêcha de refuser ses services à son roi. Les Richelieu, les Pitt, furent des ambitieux ; un homme d’État, né dans la Marche, agit par des motifs plus nobles ; il est l’esclave de sa conscience. L’homme qui a créé le nouvel empire allemand n’a jamais obéi à des considérations personnelles ; c’est par dévoûment qu’il est devenu ministre, c’est par amour de son devoir qu’il a immolé tous ses rivaux. Le cœur prussien a de sublimes mystères qu’un historien prussien peut seul comprendre.

M. de Sybel a parlé sans exagération du génie politique de M. de Bismarck ; peut-on le surfaire ? Son seul tort est d’avoir fait de ce grand homme d’État un portrait sans ombres. Il le loue avec raison « d’avoir toujours eu le sentiment net du possible et l’art de reconnaître la limite où il faut s’arrêter. » M. de Bismarck est un de ces violens qui se commandent, se possèdent, qui conservent quelque modération jusque dans l’abus de la force et à qui l’ivresse de la victoire n’a jamais tourné la tête. M. de Sybel le représente fort justement aussi comme un de ces grands politiques qui sacrifient tout à l’intérêt de l’État. « Toute autre considération, nous dit-il, lui a toujours paru fort secondaire. Libre échange ou protectionnisme, institutions féodales ou démocratiques, liberté religieuse ou hiérarchie, questions qui, pour des milliers d’hommes, sont les principes déterminans de toute leur existence, n’étaient pour lui que des moyens d’action bons ou mauvais, selon les circonstances ; il n’avait en vue que l’agrandissement de la Prusse, et ses adversaires ont pu quelquefois l’accuser d’être l’opportuniste le plus dépourvu de principes qui fût jamais. Tandis que Frédéric le Grand considérait l’État comme un instrument de civilisation, Bismarck a toujours été un pur utilitaire, se demandant jusqu’à quel point tel art ou telle science pouvait contribuer à la prospérité de l’État prussien. »

Mais M. de Sybel, qui est décidé à ne rien critiquer dans son héros, a soin d’ajouter « que cet utilitaire, qui ne se soucie que de la grandeur de son pays et ne compte qu’avec les réalités, a su trouver le moyen de procurer à l’Allemagne les biens idéaux auxquels elle aspirait. » Pourtant, il y a quelques semaines, un conservateur de haut parage déclarait au Reichstag dans un discours qui a fait sensation que l’Allemagne commence à se lasser du régime militaire et policier qu’on lui impose, qu’un peuple ne peut vivre longtemps sans idéal, et que, lorsque les hommes qui le gouvernent n’en ont point, ils font malgré eux les affaires du parti socialiste. De récentes élections semblent prouver que ce conservateur voyait juste.

C’est une histoire fort intéressante que celle des métamorphoses de