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et ne dit que ce qui convient à sa cause, et ce défaut se fait sentir bien plus encore dans le 3e volume consacré aux démêlés de l’Allemagne avec le Danemark. Les fautes trop réelles de la politique danoise y sont dévoilées avec une impitoyable rigueur, les manœuvres, les ruses du conquérant y sont palliées avec soin. Cet agneau fut mangé par un loup qui, juge intègre, n’obéissait qu’à sa conscience et exécutait un décret divin.

M. de Sybel a prouvé plus d’une fois que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, il avait l’art de saisir et de peindre les caractères. On trouve çà et là dans son livre des portraits nuancés, finement touchés ; mais dès que sa thèse est en jeu, il n’a plus ni finesse ni nuances, le peintre fait place à l’enlumineur d’images. Parmi les ministres dirigeans des états moyens de l’Allemagne, tels que M. de Beust, il y avait des figures qui méritaient d’être spirituellement croquées ; ces ministres ont combattu, traversé la politique prussienne, et quoiqu’ils ne soient plus de ce monde, M. de Sybel ne peut parler d’eux sans aigreur, sans animosité ; il les fait descendre a. u rang d’intrigans vulgaires. Sa haine pour les Napolonides est si vivace qu’il n’essaie pas de la dissimuler. Le vainqueur d’Iéna n’est à ses yeux qu’un soldat parvenu, et il ne songe pas à s’étonner qu’un soudard ait donné à la France ce code civil dont la Prusse rhénane s’accommoda si volontiers. Un historien qui aurait assez l’esprit de son métier pour lui sacrifier quelquefois sa passion, ses rancunes, se serait piqué d’être juste pour l’homme très compliqué qui s’appelait Napoléon III. M. de Sybel ne nous fait voir en lui qu’un aventurier à la conduite ambiguë et louche ; ce qu’il y avait de généreux dans cette imagination, d’attirant dans cette physionomie a disparu ; c’est un portrait grossement dessiné et poussé au noir.

Les historiens qui ne sont ni des procureurs généraux ni des avocats savent que l’homme est un être ondoyant et divers, et ils aiment à nous montrer le haut et le bas de son cœur, à nous faire comprendre les inégalités de sa conduite et son infinie complexité. Les historiens plaidans sont trop disposés à partager les personnages historiques en fils des ténèbres et en enfans de la lumière ; ils ont des sympathies, des aversions, et ils les prennent pour règle de leurs jugemens. Pour M. de Sybel, la restauration de l’empire allemand n’est pas seulement un des événemens les plus considérables de l’histoire du XIXe siècle, c’est une œuvre sainte, presque divine, et quiconque y a travaillé était un ouvrier du Seigneur, au cœur pur et aux mains nettes. Il ne le dit pas, mais sa conviction perce à chaque page ; c’est écrit dans l’entre-deux des lignes. Vous pensiez peut-être que M. de Bismarck appartenait à la race des grands ambitieux ; vous aviez cru vous apercevoir que, dictateur ombrageux et infiniment-jaloux de son autorité, il avait au grand soin d’écarter quiconque le gênait ou le