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Personne n’apporte plus de conscience dans ses recherches, personne n’a plus de sagacité, de pénétration ; mais personne aussi n’est plus passionné. Il appartient à cette nouvelle école d’historiens allemands qui met l’histoire au service du patriotisme et un sens critique très exercé au service d’un parti-pris. Il a beaucoup de talent, il en aurait davantage encore s’il avait moins d’intentions. Dans son précédent ouvrage, qui ressemblait trop à un réquisitoire, il s’est appliqué constamment à mettre la France dans son tort ; son nouveau livre ressemble trop à un plaidoyer, et il s’y applique sans relâche à présenter la politique prussienne sous le jour le plus favorable. Il a senti lui-même le besoin de se défendre contre cette accusation ; il s’engage dans sa préface à juger équitablement la conduite des adversaires de l’Allemagne, à ne pas leur prêter en toute rencontre des motifs bas ou pervers, à tenir compte des nécessités de leur situation. Malgré lui, ce patriote est dur aux étrangers, il considère le reste des hommes comme une espèce inférieure, il éprouve un secret mépris pour quiconque n’a pas eu le bonheur de naître Prussien.

Quand par une faveur spéciale on écrit d’après des documens que personne ne pourra consulter après vous, on échappe à tout contrôle, et le lecteur doit s’en rapporter entièrement à la bonne foi du narrateur. La bonne foi de M. de Sybel est hors de toute discussion. Il est incapable d’altérer un texte, de fausser le sens d’une pièce ; mais il soutient une thèse, il en est amoureux, et les amoureux sont des témoins suspects ; quand ils auraient la vue du lynx, ils ne voient que ce qu’ils veulent voir. Ce qui nous met en défiance, ce qui nous inquiète, c’est qu’en relatant des faits notoires, l’historien allemand a commis quelquefois des péchés de prétention ; il n’ajoute pas, il omet. Il a fait un récit très détaillé et très vivant de la révolution de mars à Berlin ; mais il n’a eu garde de rappeler que dans le premier effarement de sa défaite, le roi Frédéric-Guillaume IV, après avoir mitraillé sa capitale, se vit contraint de saluer du haut de son balcon les cadavres des insurgés. Ce tragique abaissement d’un roi qui se flattait de tenir de Dieu même sa couronne d’or est un trait que Tacite n’eût pas manqué ; M. de Sybel ne l’a jugé bon qu’à être oublié, effacé des annales de la Prusse. Pour citer un autre exemple entre cent, il nous dira dans son chapitre sur la guerre d’Italie « qu’au mois de mars 1860 la Toscane et l’Emilie furent annexées à la couronne sarde à la suite d’une votation solennelle, auf Grund feierlicher Volksabstimmung, et qu’en même temps la Savoie et Nice furent incorporées à l’empire français. » On pourrait être tenté d’en conclure que contrairement à tous les principes de Napoléon III, ni à Nice, ni en Savoie, les populations ne furent consultées. On sait cependant, pour ne parler que de Nice, que sur 30,000 inscrits, il y eut 25,000 oui. Assurément, ce ne sont là que des vétilles, mais on y sent le procédé de l’avocat qui plaide