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la nation, dire : « L’État c’est moi, » l’être, en effet, à vrai dire, contre toute vérité et toute raison, être une espèce de pays légal, c’est-à-dire une fiction aussi étrange, au moins, et aussi dangereuse, et plus encore, qu’un roi-état ; — et pour que la loi faite par deux assemblées différentes et rivales ne fût jamais l’intérêt ou l’ambition de l’une d’elles travestie en volonté législatrice, mais en réalité ne fût pas faite par les assemblées, ne vînt pas d’elles, fût quelque chose d’impersonnel, comme elle doit l’être, fût seulement ou la nécessité des choses s’imposant aux assemblées et reconnue par elles, ou l’utilité générale consentie par les assemblées et devenant loi, moins parce qu’elles la veulent que parce qu’elles tombent d’accord à s’y soumettre. — La loi devient ainsi, comme elle doit l’être, quelque chose de supérieur à ceux qui paraissent la faire, puisqu’elle n’est pas ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été abandonnés à la liberté de leurs caprices et de leurs passions, mais qu’ils la font par une sorte d’accord, de transaction, de soumission donc, d’adhésion au raisonnable et au nécessaire.

Et il a bien insisté sur une fiction qui est une vérité, comme on sait qu’il arrive souvent en science politique, sur cette idée qu’il ne faut pas considérer l’électorat comme un droit, mais comme une fonction. Dans « les pays constitués, » pour nous servir de la formule de Bonald, par définition même les droits ne sont pas défendus par ceux qui les possèdent. C’est dans l’état de barbarie que chacun défend, maintient, fait respecter son droit. Dans l’état constitué, c’est tout le monde qui défend le droit de chacun, interdiction faite à chacun de défendre le sien lui-même. Dans l’état constitué il est interdit de se rendre justice à soi-même, parce qu’il y a une justice d’état constituée pour tous. Dans l’état constitué, il n’est permis qu’au défaut de la force publique, et en l’attendant, c’est-à-dire dans un cas où il y a absence momentanée de l’état, en d’autres termes renaissance momentanée de la vie barbare, de défendre soi-même sa propriété, parce qu’il y a une force d’état constituée pour la défendre. Ainsi de suite. Tout de même, le droit de gouverner n’existe pas en tant que droit personnel. Personne ne gouverne, pas même tout le monde. C’est la loi qui gouverne. Pour qu’elle existe, l’état vous charge d’élire des législateurs. Il vous nomme électeurs ; c’est une fonction que l’état vous donne, non un droit que vous exercez. C’est une magistrature que vous remplissez. — Et ceci n’est pas une subtilité vaine. Si l’électorat était un droit, il faudrait que tout le monde en fût investi, et que personne n’en fût exclu. Il faudrait que chacun eût le droit de voter, comme il a droit à la liberté, à la sûreté, à la propriété. Et nous voilà au suffrage universel, non pas seulement au suffrage universel tel que