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limitée par rien, et elle se limite intérieurement elle-même par ses divisions. Grâce à cela la liberté trouve sa voie et s’établit insensiblement, ce qui est sa manière, et la seule sûre pour elle, de s’établir. Il arrive qu’un grand effort d’un parti victorieux pour détruire une liberté qu’il n’aime point, n’aboutit qu’à la suspendre un temps, par la gêner quelque temps encore, et en dernier qu’à la laisser renaître pendant que les partis se battent sur une autre affaire.

Il est donc bon, si l’on peut, de limiter extérieurement la démocratie, de soustraire à sa prise certains droits généraux qu’on dépose dans une constitution comme dans un fort ; mais cette précaution, quoique étant sage, ne laissant pas d’être un peu illusoire, il faut surtout compter sur l’aptitude de la démocratie à cultiver et à perfectionner son impuissance. C’est sur quoi Royer-Collard ne compte pas du tout, et de là cette certitude du déluge après lui, qui ne me paraît être qu’une demi-sagacité. On peut servir et véritablement contribuer à fonder la liberté sous tous les régimes. Sous la monarchie et l’omniarchie, on la fonde en étant quelque chose, en se distinguant, classe, corporation, compagnie, groupe, ou même particulier, par une pensée, un dessein, une volonté suivie, un but précis, une œuvre bien conduite. Dans ces conditions on devient une force sociale qui acquiert un droit à durer, par simple prescription. Ces forces sociales munies d’un droit, Royer-Collard l’a vu, comme elles sont les résultats de la liberté, en deviennent les soutiens, parce qu’elles deviennent peu à peu pouvoirs limitateurs, étant des pouvoirs ; et il a très énergiquement affirmé que c’était sauver la liberté que les défendre. Seulement il faut tenir compte de celles qui naissent et qui peuvent naître, autant que de celles qui existent ; et compter sur celles qui peuvent naître autant que sur celles qu’on trouve adultes et toutes grandes ; et croire que, les anciennes venant à disparaître, c’est un malheur, non un désastre, et qu’il n’y a qu’à recommencer, et qu’on peut toujours recommencer.

Défendre les pouvoirs limitateurs existans, c’est d’un bon libéral conservateur ; aider à naître les pouvoirs limitateurs à venir, c’est d’un bon libéral progressiste. C’est les deux parties de la tâche, dont on ne devrait jamais abandonner ni l’une ni l’autre ; car le pouvoir limitateur existant c’est de la liberté acquise, et elle fait tradition, et elle fait assise, et elle fait clé de voûte : elle maintient ; — et le pouvoir limitateur futur c’est de la liberté qui s’organise, qui s’efforce, qui se fait, c’est une énergie ; elle continue. — Et surtout c’est probablement une erreur de croire que, les conquêtes libérales du passé disparaissant, l’énergie libérale actuelle est impuissante à reconstituer son œuvre, différente de l’autre, équivalente pourtant.