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La démocratie a une tendance incontestable et inévitable au despotisme ; mais elle ne le constitue pas. Elle ne peut pas aimer la liberté, mais elle ne peut pas non plus à coup sûr l’empêcher d’être. La démocratie est un fait historique, analogue à la monarchie absolue, et c’est précisément pour cela que, la liberté ayant trouvé sa voie à travers le despotisme monarchique, elle peut la trouver aussi à travers le despotisme de l’omniarchie. Sous la monarchie absolue, ou qui voulait l’être, la liberté s’établissait, grâce aux faiblesses du gouvernement, par les énergies des communes, des corporations, des classes, énergies devenant peu à peu des libertés, et de libertés prises devenant privilèges consacrés. Mais si la monarchie a ses faiblesses, la démocratie aussi a les siennes, et elle a ses limites dans ses faiblesses mêmes. C’est l’erreur et de Rousseau, et, je dirai presque conséquemment, de ses adversaires, d’avoir cru que la démocratie, et pour parler plus clair, qu’un peuple disposant de soi et appelé à se gouverner lui-même saurait ce qu’il veut, se conduirait comme un seul homme, par conséquent ne songerait qu’à être oppresseur, qu’à faire de sa volonté, de son goût, de sa croyance, de sa morale, de sa conception des choses, la loi, le décret, l’ordonnance, le règlement de police, et qu’à plier sous ce niveau toutes les façons de penser et d’agir des particuliers isolés. La démocratie poursuit continuellement ce but, cela est certain, et, de l’anxiété que cette perspective donne à tout homme qui aime à avoir une pensée à soi, tout ce qu’on appelle libéralisme est sorti ; mais elle n’y réussit presque jamais. Cette communauté et cet accord dans une pensée oppressive déterminée ne se rencontrent presque jamais en un grand peuple. Il est d’accord pour vouloir que sa volonté soit la seule, mais il n’est pas d’accord sur ce qu’il veut. L’instinct de combativité l’emporte sur l’instinct tyrannique, ou tout au moins le contrebalance. Une élection, un plébiscite même, est une occasion pour un peuple d’abord d’imposer ses goûts aux individualités solitaires, sans doute, mais ensuite de se disputer et de se battre, et à ceci il tient encore plus qu’à cela. C’est à ce point que, s’il était et se sentait unanime, ou presque unanime, il est probable qu’il ne voterait pas du tout. Mais il est toujours, par seul instinct de lutte, et éternel besoin de l’homme d’en venir aux coups, partagé en deux ou trois grands partis dont les élections ne sont pas autre chose que le champ de bataille, où triomphe la haine. Si une majorité est trop grosso, tenez pour certain qu’elle se divisera pour former deux fractions considérables qui se combattront avec acharnement l’une l’autre. Dans ces conditions, qui sont constantes, il arrive que la démocratie veut toujours gouverner et ne gouverne presque jamais. Elle n’est