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le seul qui ait donné à la république un gouvernement de quelque durée, et les républicains en ont fait, sciemment, l’homme le plus impopulaire de France. Pour finir de même, il n’a manqué à Gambetta que de vivre deux ou trois ans de plus. C’est, en quelque sorte, la loi de la démocratie : girondins ou montagnards, la première république envoyait ses chefs finir sur l’échafaud ; la troisième se contente de les tuer moralement. Triste histoire, néanmoins, que celle d’un parti qui semble prendre plaisir à se décapiter lui-même, et qui, à ses leaders les plus en vue, réserve le supplice le plus vil, l’étouffement dans la boue ! Cela, encore une fois, est peu fait pour engager à venir à lui. En restant dans leur camp, les conservateurs ont plus de chance d’échapper aux éclaboussures des luttes républicaines. N’étant pas obligés de compter avec les soupçonneuses défiances de la gauche, ils peuvent garder intacte leur liberté d’opinion et voter selon leur conscience, sans être exposés à s’entendre dénoncer comme des traîtres.

Est-ce tout ? Nullement. Alors même qu’ils seraient tous d’accord pour accepter, sans arrière-pensée, la république, il resterait malaisé aux conservateurs de prendre, dans les luttes politiques, la qualification de républicains. Cette épithète est devenue une enseigne de parti. C’est un malheur, mais c’est un fait. Pour le peuple, républicain veut dire homme de gauche, souvent radical, presque toujours anticlérical. S’intituler républicain, c’est, pour des conservateurs, risquer de dérouter leur clientèle habituelle. Certains savans affirment que les Grecs d’Homère ne distinguaient pas toutes les couleurs que perçoit notre rétine. Le suffrage universel est un peu comme les Proto-Hellènes ; il est inhabile à saisir les nuances ; il ne reconnaît guère que les couleurs tranchées. C’est peut-être son plus grand défaut, et c’est, en partie, ce qui fait la force des radicaux, qui se présentent à lui comme les vrais, les seuls républicains, les républicains bon teint ; l’électeur est enclin à croire avec eux que, en fait de républicains, les plus foncés en couleur sont les meilleurs. C’est là, soit dit en passant, la faiblesse ou, si l’on aime mieux, le vice de la république ; cela seul suffirait pour que sa pente lût vers le radicalisme.

Je crains qu’il ne faille s’y résigner : le nom de républicain sera longtemps, peut-être toujours, un nom de parti. Il en est bien ainsi aux États-Unis où personne, depuis des générations, ne conteste la république. Je ne serais pas surpris qu’il en fut de même en France. La république doit-elle durer un siècle, il se peut que dans cent ans il y ait encore, en face d’un parti appelé républicain, un parti s’intitulant conservateur, et que ce parti ait, plus d’une fois, présidé aux destinées de la république. Les tories d’Angleterre étaient bien, à l’origine, les partisans des Stuarts ; il a fallu près de