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II

Certes, à l’origine, les convertisseurs de peuples durent concevoir de grandes espérances. Cette unité morale, qui manquait à tant de races dispersées sur un sol tourmenté, la religion n’allait-elle pas la leur donner ? Quelle institution paraissait mieux faite pour refondre à nouveau la péninsule et lui imprimer ce caractère solide que la nature et l’histoire lui avaient refusé jusque-là ? Est-ce que les filets de la propagande sacrée ne s’étendaient pas tout autour de la presqu’île, depuis Aquilée jusqu’à Byzance, de Raguse à Corinthe et à Thessalonique ? Ne semblait-il pas qu’une main providentielle poussât les hordes barbares dans ce quartier privilégié de la foi, comme le courant d’un fleuve entraîne les poissons dans la nasse, pour offrir à l’église l’occasion d’une pêche miraculeuse ? Chaque ville, chaque rocher de ce sol béni marquait une étape du christianisme. Là, saint Paul avait prêché : l’on se montrait encore le degré de marbre d’où il avait parlé au peuple. Ici, sur la côte dalmate, dans Salone encore debout, les tombeaux des premiers chrétiens rappelaient ces sociétés funéraires où les fidèles persécutés mettaient en commun leurs espérances, à peine voilées dans d’ingénieux distiques latins, dont la forme seule était païenne. Encore aujourd’hui, le voyageur qui déchiffre ces touchantes épitaphes se rappelle que ces humbles pierres ont forcé l’empire à changer de route. À Constantinople, le Christ parlait en maître. Les grands conciles venaient de fixer le dogme après de longues et subtiles discussions ; la foi se paraît d’un reflet de philosophie grecque.

Même au déclin de l’empire, comme la croix de Sainte-Sophie dominait le chaos des peuples ! Je me représente les impressions d’un contemporain qui aurait traversé le pays au plus fort des invasions. D’abord, l’image de la désolation et de la guerre, les ponts rompus, les routes effondrées, les files de chevaux morts que se disputent les corbeaux et les chiens errans, le silence morne répandu sur les campagnes, la charrue rouillée dans le sillon, les grands horizons vides où l’homme se cache ; de temps en temps, le roulement des chariots et la clameur d’une troupe en marche ; parmi les ruines encore fumantes, les grandes compagnies d’aventuriers slaves qui sillonnent la péninsule, puis les campemens des Bulgares aux pommettes saillantes. Ce voyageur n’aurait respiré qu’après avoir franchi le grand mur d’Anastase. La douce langue grecque eût alors frappé son oreille. Le bourdonnement