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réfugie à l’abbaye de Neath : « Bon père, dit-il à l’abbé, sur ton sein je pose cette tête lourde de beaucoup de soucis : oh ! puissé-je ne jamais rouvrir les yeux, ni relever cette tête qui tombe ! Oh ! puissé-je ne jamais relever ce cœur mourant ! » Dans l’autre, nous le retrouvons malade de faim et de froid au fond d’un fossé du château de Berkeley, attendant sa dernière heure. Voici qu’il aperçoit près de lui son assassin :


Tes regards ne peuvent cacher que la mort. Je vois mon tragique destin écrit sur ton front. Pourtant, attends un moment ; retiens ta main sanguinaire. Que je voie venir le coup avant qu’il me frappe, afin qu’au moment même où je perdrai la vie, mon âme puisse s’attacher plus fermement à mon Dieu ;


et comme Lighthorn proteste et l’engage à dormir :


N’était que le chagrin me garde éveillé, je dormirais ; car depuis dix jours ces paupières ne se sont pas fermées. Maintenant même, comme je parle, elles tombent, et pourtant la crainte les rouvre. Oh ! pourquoi restes-tu assis là ?

— Si vous vous défiez de moi, je sortirai, monseigneur.

— Non, non, car si tu as l’intention de m’assassiner, tu reviendras ; reste donc. (Il dort.)

— Il dort !

— Oh ! que je ne meure pas encore ! Attends un peu !

— Qu’y a-t-il, monseigneur ?

— Quelque chose me bourdonne aux oreilles, et me dit que, si je m’endors, je ne m’éveillerai plus. C’est cette peur-là qui me fait trembler ainsi ; c’est pourquoi, dis-moi, dans quel intérêt es-tu venu ?

— Pour te débarrasser de la vie ! Viens, Matrevis !


III

L’idée toujours présente de la mort, la douleur morale ou physique qui guette l’homme pour l’étreindre, l’avenir obscur et menaçant au-delà du tombeau, tel est le thème habituel de ce théâtre dont on a voulu faire l’une des plus poétiques expressions de « la joie de vivre. » C’est ici, en définitive, le grand titre littéraire de Marlowe : il a été, avant Shakspeare, le peintre le plus tragique de la misère humaine.

Car toutes les passions douces sont absentes de ces drames. L’amour, dont les plus grands pessimistes ont fait la consolation de l’homme, y paraît à peine. Les sentimens y sont rudes et