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satanique ? C’est encore du mélodrame, et du moins bon, que le crime joyeux, rayonnant et qui s’applaudit de sa propre horreur. Je ne parle pas des extravagances du dénoûment : il faudrait, pour les rendre admirables, que tout ce qui est violent fût pathétique et que tout sang versé fût un sujet de tragédie. Avec tout cela, c’est une œuvre étrange que le Juif de Malte, et c’est une œuvre poétique. On ferait, en taillant dans ces drames de Marlowe, une admirable anthologie de morceaux lyriques. On y trouverait jusqu’à des esquisses comiques, d’un style très brillant et très haut en couleur : témoin ce « coquin poilu, déguenillé, ébahi, — qui, quand il parle, tire sa barbe grisonnante, — et l’entortille deux ou trois fois autour de son oreille. » Callot, ou Rabelais, seraient chez eux dans ce théâtre, où tous les genres et tous les tons se heurtent ou se confondent. Mais que dire de l’ensemble ? Sans doute, il fallait cette transition entre Tamerlan et le Marchand de Venise ; mais tout ce qu’on peut souhaiter aux plus fanatiques admirateurs de Marlowe, c’est qu’on ne joue jamais le Juif de Malte. Ils risqueraient d’y perdre quelques illusions.

Malgré deux scènes admirables et dignes de Shakspeare, on en peut dire autant d’Edouard II : remarquable ébauche, si l’on veut, mais ébauche ; fragment admirable par endroits, mais fragment. Qu’ici encore l’œuvre de Marlowe marque un progrès décisif sur celles de ses devanciers ; qu’elle soit, comme le dit M. Rabbe, « le premier effort sérieux de chronique historique poétisée et dramatisée, » c’est ce qui est incontestable : la meilleure preuve en est dans les emprunts que Shakspeare lui a faits. Voyez aussi quelle violence dans ces ripostes qui se croisent comme des coups de poignard : « Tu fronces le sourcil, ambitieux Lancastre ? L’épée égalisera les rides de ton front et taillera tes genoux devenus trop raides ! » — « Nous le traînerons par les oreilles au billot, » dit un seigneur du favori Gaveston. Relisez les sarcasmes dont les nobles accablent ce misérable roi ; écoutez ces barons féodaux se quereller comme des dogues. Assurément, toute cette matière est tragique. Mais on ne saurait dire que la mise en œuvre soit suffisante, bien loin qu’elle soit « parfaite. » Nulle gradation, nul progrès dans l’action. Du premier coup, nous sommes jetés, pour n’en plus sortir, en plein paroxysme de la passion. Les situations se succèdent, mais ne s’enchaînent pas. Les caractères sont esquissés, non dépeints. Ce n’est pas encore là un drame historique ; il n’y a que des scènes. Mais hâtons-nous de dire, sous peine d’être injustes, que si Edouard II n’est pas l’œuvre attendue, c’est du moins un magnifique acheminement vers Richard III. Deux de ces scènes sont fort belles. Dans l’une, c’est le roi, détrôné et poursuivi, qui se