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pressentez-vous pas la philosophie inquiète de certains drames de Shakspeare, la crainte de « l’au-delà » qui tourmentera Macbeth, la pensée toujours présente du sort mystérieux qui nous attend après la mort ? C’est bien l’idée de la destinée humaine qui s’introduit dans le drame, ou, tout au moins, qui s’y renouvelle avec une puissance singulière.

Ainsi le théâtre n’est plus un simple amusement à l’usage des courtisans désœuvrés, tel que le concevaient Lily ou Peele. Du fait seul qu’il a été touché par un homme de génie, il devient un grand genre littéraire, susceptible des destinées les plus hautes. Chose étrange : c’est peut-être par ses qualités les moins « dramatiques, » — si toutefois nous prenons le mot au sens que lui donnent nos poétiques un peu étroites, — que Marlowe a vivifié le théâtre. C’est en y introduisant, à profusion, toutes sortes d’élémens étrangers, que Shakspeare aura pour rôle de contenir et de compléter. Car n’est-ce pas un paradoxe que de vanter, par exemple, « l’unité » de ces drames encore informes ? ou la « vérité » de ces caractères à peine ébauchés ? Où est, de grâce, l’unité d’Edouard II, la mieux construite pourtant de toutes ces pièces ? où est la vérité du caractère d’Ithamore, l’une des plus admirées, pourtant, des créations de Marlowe ? Si vous en êtes curieux, écoutez cet esclave, qu’on nous a présenté comme une brute sauvage et malfaisante, faire à la courtisane Bellamira cette déclaration :


Nous quitterons ce misérable pays, — et nous irons en Grèce, dans la Grèce adorable ; — je serai ton Jason, tu seras ma toison d’or ; — nous irons où les prairies sont couvertes de tapis bariolés, — et où les vignes de Bacchus s’étendent sur la terre… — Je serai Adonis et toi la reine d’amour.


Jamais Ruy Blas, le plus effrontément lyrique des héros de théâtre, ne s’est exprimé avec un plus parfait dédain des vraisemblances. Ce sont de charmans vers, à coup sûr, mais où sommes-nous, sinon en pleine fantaisie et en plein lyrisme ? Visiblement, le poète recherche une beauté de la forme indépendante de la vérité des caractères ; il parle, ou plutôt il chante, par la bouche de ses personnages. Ce sera affaire à Shakspeare de créer un théâtre proprement dramatique, où des hommes vivent et agissent sous nos yeux. Le mérite, très grand déjà, de Marlowe, est d’avoir imaginé le drame lyrique. Il a conçu de grandioses et magnifiques fantômes, héros d’épopée plus que de théâtre ; il leur a prêté le plus sonore et le plus poétique des langages ; il a créé à leur usage, — et c’est peut-être le plus solide de sa gloire, — le vers