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Tel est, dans sa naïveté, le point de départ du romantisme de Marlowe : une ruade de jeune poulain en liberté, la joie exubérante d’un échappé du collège qui tourne le dos aux convenances et casse les vitres à grands coups de poing. Mais qu’il crût avoir fait un chef-d’œuvre, c’est ce qui est au moins douteux. L’auteur de Héro et Léandre, celui même d’Edouard II, n’a pas dû être dupe longtemps des folies de Tamerlan, et on nous le fait, en vérité, trop a primitif » et trop « inconscient. » On a vu le succès qu’obtinrent ces rodomontades dans le monde littéraire où il vivait. Est-il donc si absurde de supposer qu’il y eût, même en 1587, même dans ce glorieux XVIe siècle que M. Richepin ne voit qu’à travers une lueur d’apothéose, des hommes de lettres capables, comme on dit, de « prendre le vent » pour conquérir le public ? Le vent était, en 1587, au romantisme. Marlowe fut l’habile homme qui en profita.

Mais, derrière ce tumulte et ce scandale, il y avait, en germe, toute une forme nouvelle du théâtre tragique, grosse de promesses et d’avenir. Que d’élémens nouveaux, en effet, font leur apparition dans le drame, je ne dis pas seulement avec Tamerlan, mais avec les œuvres qui suivent et qui sont le développement naturel de la même idée, de 1587 à 1593 ! D’un mot, le drame se fait, d’artificiel et de pédantesque qu’il était, personnel et vivant, dans Faustus (1588), dans le Juif de Malte (1588-1590), dans Edouard II (vers 1590), dans Didon même par endroits[1]. Tour à tour il devient lyrique, satirique, épique, philosophique et religieux. C’est une ombre qui s’anime et prend corps, éclairée de mille lumières nouvelles et teintée de mille reflets inattendus.


L’Auster et l’Aquilon, sur leurs chevaux ailés, — tout en nage, luttent parmi les cieux ruisselans ; — leurs lances, qui éclatent, font jaillir le tonnerre : — leurs boucliers, frappés, jettent des éclairs.


C’est de l’épopée ; c’est aussi le sentiment de la nature qui vient prendre sa place au théâtre et qui n’en sortira plus. « Qu’est-ce que la beauté ? » se demande Tamerlan, et il développe en vers magnifiques ses inquiétudes et ses doutes. C’est l’élément lyrique qui envahit le drame et qui bientôt le débordera : — « Viens, dit Warwick à Gaveston, qu’il conduit au supplice, ton fantôme pourra causer avec le roi Edouard. — Traître, ne verrai-je pas le roi ? — Le roi du ciel peut-être, mais point d’autre ! » — « Adieu, vain monde ! » s’écrie le condamné, et il marche au supplice. Ne

  1. Didon est l’œuvre collective de Marlowe et de Nash. On n’en sait pas la date exacte.