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plateau de Novi-Bazar. Quelle ne fut pas ma surprise de rencontrer à chaque pas, sur les éminences boisées qui se mirent dans Ilbar, les restes d’une civilisation avancée, principalement des églises ! Elles sont bien effondrées, bien maltraitées par les siècles, mais elles montrent encore, sous les lierres et sous les ronces, le cintre régulier de leurs petites fenêtres byzantines. C’est un grand plaisir de philosopher sur ces ruines, tout en suivant d’un œil distrait le travail des pêcheurs qu’on voit émerger dans la brume. Ces excellens chrétiens n’ont que trop profité des leçons des Turcs, Ils pêchent à la dynamite, c’est-à-dire qu’ils détruisent tout le poisson de la rivière ; comme une bande de corbeaux acharnés sur un squelette, ils achèvent de dévorer la substance de leur propre pays. Le soleil du matin éclaire gaîment cette besogne édifiante. Il y a cinq ou six siècles, il baignait des mêmes rayions de petites communautés prospères, enrichies par le voisinage des mines du Copaonic, sur lesquelles l’herbe pousse aujourd’hui. De longues files d’ouvriers, pareilles à des fourmis actives, couraient tout le long de la montagne. Les mules chargées de minerai remplissaient la forêt du bruit de leurs sonnailles, et des fonderies, répandues sur tous les torrens, mêlaient le tapage de la forge au grondement des eaux. De distance en distance, on apercevait, au-dessus de l’église, la croix grecque ou la croix latine, suivant que le village était grec, saxon ou ragusain, et cette étoile d’or, brillant au-dessus de la poussière et de la fumée, faisait planer une espérance sur les travaux des hommes. Le travail s’est évanoui, mais l’espérance est demeurée. De tout l’héritage du passé, les peuples de la péninsule n’ont conservé que leur foi. Mais ils se cramponnent à cette épave avec une obstination touchante.


I

Ce passé revit tout entier dans le vieux couvent de Studenitza, qu’il faut aller chercher au fond d’une vallée latérale, en remontant un petit affluent de l’Ibar. Les abords n’en sont pas commodes. Tels ces palais dont un enchanteur défendait la porte : le chevalier assez hardi pour y grimper devait passer par une série d’épreuves terribles. L’aubergiste, évidemment ensorcelé, commence par vous refuser des chevaux. Puis c’est le cheval, sorcier lui-même, qui tourne la croupe du côté du précipice, couche les oreilles, et fait mine de reculer dans le vide. Chaque détour du lacet cache un piège : tantôt le sentier bien ouvert inspire une fâcheuse sécurité, tantôt il devient si abrupt et si incliné que mieux vaudrait marcher sur le bord d’un toit. Les bons pères se donneraient au diable plutôt