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Un jeune prince et une jeune princesse s’éprennent l’un de l’autre ; après beaucoup d’épreuves, la princesse devient enceinte et met au monde un beau garçon ; elle le perd, il devient homme, il tombe amoureux et le voilà prêt à faire, lui aussi, un enfant ; et tout cela en deux heures.


On peut bien dire que Marlowe semble avoir relevé ce passage comme un défi et s’être fait son art poétique en violant de son mieux tous les principes posés, quatre ans auparavant, par Sidney.

Sidney demandait l’unité de lieu ; Marlowe promena son héros dans tout l’ancien monde, de Perse en Tartarie et d’Egypte en Turquie. Sidney voulait quelque unité de temps : Marlowe conduisit son « berger scythe » de l’âge mûr à la tombe. Sidney réclamait une action qui eût un commencement, un centre et une fin : Marlowe écrivit le plus décousu de tous les mélodrames, sorte de parade de foire, à grand renfort de coups de canon et de tambours, ou, si l’on veut, vaste épopée barbare, découpée en tableaux incohérens, parsemée, il est vrai, de beaux vers, mais fort inférieure, comme œuvre de théâtre, au dernier des mélodrames de Bouchardy ou de Pixérécourt.

Du mélodrame, en effet, Tamerlan a tous les caractères essentiels. Le héros en est, comme Robert Macaire, un brigand ; mais c’est un brigand très noble, une âme pure dans un corps de coquin. Il est cruel, mais bon, sanguinaire, mais miséricordieux, surhumain et pourtant homme par ses meilleurs endroits. Ce conquérant, qui promène par le monde ses tentes rouges et noires, rêve de délivrer les captifs chrétiens de la tyrannie des pirates d’Alger. Ce grand tueur d’hommes, pour qui la guerre est une fin et le meurtre une profession, élève des statues à Pylade et à Oreste. C’est, comme tous les héros du romantisme et comme Lucrèce Borgia elle-même, une antinomie vivante, un contre-sens continu, un défi à toute vérité moyenne, un « monstre » enfin. Voici encore, pour achever le parallèle, ce trait commun à tous les mélodrames, la foi au destin, à la fatalité, à « l’étoile. » — « Tire ton épée, vaillant soldat, dit orgueilleusement Tamerlan, essaie d’effleurer seulement ma peau qu’un charme protège, et Jupiter lui-même étendra sa main du haut du ciel pour écarter le coup et me garder de tout mal ; » et, comme cette foi démesurée touche à l’hallucination, « vois plutôt, voici qu’il fait tomber une pluie d’or comme pour donner leur paie à mes soldats ! » Un peu plus, il ne désespérera pas de devenir dieu. Voici enfin, à côté de ces grandioses extravagances, et par contraste, le plus vulgaire comique : ce pauvre roi Mycétès, errant et dépossédé, qui, pour sauver au moins sa couronne, la cache tout simplement dans un trou.