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frère, dut lui transmettre en l’avertissant qu’elle était émanée, par voie indirecte, de Berlin et de l’entourage militaire de Frédéric. Celle-là, il faut en convenir, à la différence de celle que j’ai dû citer tout à l’heure, et que Voltaire aurait voulu dicter, n’avait rien qui démentît cette auguste origine, car cette fois, ce n’était pas un chambellan, mais un général qui était censé prendre la plume. C’était un vieux compagnon d’armes des troupes françaises qui, au nom de l’intérêt inspiré par ce souvenir et avec toute la franchise de l’amitié, se croyait en droit de représenter à la France de quel ridicule elle se couvrait en se laissant berner par las Hollandais, au lieu d’entrer le fer à la main sur leur territoire. — « Les Hollandais, y était-il dit, peuple fin, qui connaît parfaitement ses intérêts, vous amusent depuis longtemps et vous font perdre un temps précieux. À moins que vous n’ayez un traité fait et conclu avec eux, on ne comprend pas en Europe votre inaction et votre tranquillité. L’armée des alliés est retirée en Hollande ; en supposant même que vous soyez engagé d’honneur à ne pas déclarer la guerre à la Hollande, qui empêchait votre armée d’y entrer pour suivre les Autrichiens et vous y faire traiter sur le même pied qu’ils y ont ? Entrez donc en Hollande ; ce peuple tremblera de vous y voir ; il est accoutumé à voir le danger de loin ; aussi, jugez de sa frayeur quand il vous verra armé dans son propre pays, en état de lui faire la loi… Si le roi mon maître était à la place du vôtre, il serait en Hollande et il y porterait l’effroi et la consternation… Tant de résolution et de diligence sont nécessaires à qui veut vaincre ! Ne rien laisser au hasard, profiter des événemens et ne pas laisser respirer son ennemi, c’est la première pensée d’un prince qui fait la guerre… « Mon expérience m’engage à vous prévenir que vos soldats s’ennuieront bientôt dans leur camp et déserteront en grand nombre et que la maladie pourra faire tort au reste. Faites agir le Français, donnez de l’exercice à sa vivacité et à son inconstance ; sans cela, il s’ennuiera… Vous ne pensez pas, sans doute, que vos soldats soient immortels et invincibles, et vous agissez comme s’ils l’étaient… En voilà assez pour exciter vos réflexions, si vous aimez votre patrie… Savez-vous qu’on écrit de France en ce pays que la jalousie seule contre le comte de Saxe était le motif de votre inaction ? Je n’en crois rien ; mais à quoi attribuerait-on votre conduite, s’il est vrai que vous n’ayez absolument rien de conclu avec la Hollande ?… Je vous tais mon nom, dit en finissant le correspondant (comme s’il s’apercevait trop tard que ce ton de l’homme habitué à vaincre et à commander équivalait à une signature), parce que j’écris sans en avoir fait part au roi mon maître[1]. »

  1. Lettre anonyme envoyée par le comte d’Argenson à son frère, juillet 1646. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Le comte, en transmettant la lettre, émet l’opinion qu’elle pourrait être du maréchal de Schmettau. — Je me permets de croire qu’elle fut inspirée et même dictée par le roi de Prusse lui-même ; c’est bien lui qu’on croit entendre parler. — (Pol. Corr., t. V, p. 74.)