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Il ne doit qu’à lui seul toute sa renommée ;..


et cependant, pour mieux faire qu’un d’Alembert et qu’un Diderot, nourris aux lettres dès leur enfance, il lui a suffi de le vouloir ; son début a passé du premier coup leurs promesses ; s’ils sont le talent, il est le génie. Pour que l’on s’aperçût qu’il ne ressemblait à personne, il a suffi qu’il parlât, qu’il se montrât tel qu’il est, et on l’a trouvé plus extraordinaire encore qu’il ne croyait l’être lui-même !

Calculez, si vous le pouvez, ce que cette seule pensée, retournée quinze ans durant dans une tête comme la sienne, devait nécessairement y faire de ravages. Songez ensuite que, pendant quinze ans, quelque idée qu’il se fit de lui-même, l’enthousiasme de ses admirateurs lui en donnait une plus grande encore. Ajoutez, si vous le voulez, qu’aussi souvent fait-on mine de le contredire, aussi souvent se lève-t-il un défenseur pour plaider sa cause ; et quand il perd un protecteur, que c’est pour en voir s’offrir un plus considérable et un plus qualifié ; après Mme d’Épinay, M. de Malesherbes ; après Malesherbes, la maréchale de Luxembourg ; après la maréchale, le prince de Conti.

Faites attention également à ce qu’il disait tout à l’heure : « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur… » Et, en effet, si la moitié de son œuvre est composée de Confessions, l’autre moitié n’en est guère faite que de Mémoires. C’est lui, Saint-Preux ; c’est lui le précepteur d’Émile ; et non-seulement Émile est ainsi les Mémoires de ses préceptorats, comme la Nouvelle Héloïse est l’indiscrète histoire de ses amours avec Mme d’Houdetot ; mais, dans la bouche même des autres personnages de l’Héloïse ou de l’Émile, ce qu’il met, c’est encore ce qu’il y a de plus secret et de plus intérieur dans ses sentimens. Il parle par la bouche de mylord Édouard Bomston, et il parle par la bouche du Vicaire Savoyard. Nul n’invente moins et ne se souvient davantage. Il en résulte que, tous les complimens qu’on lui fait de ses ouvrages, il ne les prend pas pour l’écrivain ou pour l’artiste, mais pour sa personne et pour l’homme qu’il est, tel qu’il est. On ne le « loue » pas, si je puis ainsi dire, on « l’approuve ; » on n’admire pas ses écrits, mais ses sentimens ; ils ne sont pas louables comme beaux, ni comme bons, mais comme siens. S’il réussit par-dessus les autres, ce n’est pas, pour lui, qu’il ait plus de talent, — ou du génie, comme je disais, tandis qu’ils n’ont que du talent ; — c’est parce qu’il est Rousseau. On s’enivre de lui, comme il le dit lui-même ; et parce qu’il n’y a pas deux hommes en lui, mais un seul, à mesure qu’il réussit, c’est sa personnalité qui se déborde, c’est son Moi qui s’hypertrophie ; ou, pour parler enfin le langage des aliénistes, si « le degré de subjectivité des conceptions intellectuelles est proportionnel à l’intensité des états passionnels ou émotifs qui existent au moment