Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marquèrent la publication de ses premiers écrits. Il avait trente-huit ans quand il fit paraître son premier discours, sur la célèbre question : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ? Il en avait quarante-trois quand il publia le second. Il touchait à la cinquantaine quand il donna coup sur coup la Nouvelle Héloïse, le Contrat social et l’Émile, Le succès en fut « foudroyant, » c’est le cas de le dire, le plus retentissant et le plus soudain à la fois qu’on eût peut-être vu depuis un siècle passé. « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur, — a-t-il dit lui-même en parlant de son Héloïse, — au point qu’il y en avait peu, même dans les plus hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris ; » et selon son habitude, il se vante, s’il ne ment pas, quant à la forme de son succès, mais il a raison, et il dit vrai quant au fond. Du jour au lendemain, ce que Voltaire lui-même, en quarante ans de labeur acharné, n’était pas encore devenu, il le devint pour le public, lui, Rousseau, l’obscur amant de Thérèse Levasseur, l’élève à tout faire de Mme de Warens, le petit vagabond qui s’était jadis élancé de Genève à la conquête du monde. Ou encore, pauvre hier et dédaigné, vivant d’expédiens et toujours incertain du lendemain, il avait fait trois pas, comme les dieux d’Homère, et il avait touché le bout du monde, l’extrémité, si je puis ainsi dire, le comble de la réputation et de la gloire. Une tête plus forte y eût-elle résisté ? Oui, peut-être. Mais Rousseau, comme les femmes avaient fait de son roman, il s’enivra de son succès ; et ce que l’absence d’éducation, ce que sa sensibilité maladive, ce que la dépression de la volonté avaient commencé pour lui, le délire de l’orgueil l’acheva.

Encore ici, tous les aliénistes sont d’accord, non-seulement sur le prodigieux orgueil des aliénés, mais sur les rapports que soutient cet orgueil avec les altérations de la sensibilité générale. Même, c’est une forme ou une espèce classée de l’aliénation mentale, sous le nom de Mégalomanie, que celle dont l’orgueil, s’il n’en est pas le principe, est du moins le caractère essentiel. Mais il y a quelque chose d’autre, et de plus que le physique, dans le cas particulier de Rousseau. Son orgueil, en effet, n’est pas un orgueil ordinaire ; et l’habituelle vanité de l’homme de lettres s’augmente et se complique en lui de l’orgueil de l’autodidacte ou du parvenu. Tout ce qu’il est, et dont la voix publique lui donne l’assurance, il l’est devenu par lui-même, non-seulement en dépit de l’humilité de son origine, mais en dépit des obstacles qu’il a rencontrés sur sa route. Il s’est fait ce qu’il est, dans l’isolement et dans la misère. On ne l’a pas mis dans les collèges ; un précepteur, des maîtres amis ne l’ont pas pris tout petit pour en faire un lettré ; autant que son Émile ou que sa Julie, son instruction est son œuvre.