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III

De mois en mois, de décade en décade, à mesure que Robespierre, les comités, la Commune écrasent davantage la Convention, anéantissent les volontés de ces députés dont les cœurs sont maigres à force de terreur, plus aussi devient intolérable le régime des prisons, comme si l’on avait résolu de faire mourir plusieurs fois chaque victime, de la guillotiner en détail avant de donner le coup de grâce. Non contente de dépouiller les détenus, de confisquer les lettres, l’argent envoyé par les parens, l’administration interdit à ceux-ci de s’approcher des enceintes réservées, établit dans les jardins, celui du Luxembourg par exemple, des cordons patriotiques : elle avait découvert le complot de la pitié, et la presse démagogique dénonça ces femmes, ces petits enfans venant sous les fenêtres des maisons d’arrêt pour tâcher d’émouvoir le peuple et lui rendre les jacobins odieux ; en revanche, on laisse approcher les misérables qui jouent la pantomime du supplice devant les fenêtres des captifs. Défense d’avoir de la lumière dans les chambres[1] ; plus de médicamens, de plumes, de chanvre pour filer, plus de journaux, plus de correspondance, sauf pour réclamer quelques objets indispensables comme le linge ; d’ailleurs tout passe sous les yeux du concierge qui fait fonction de cabinet noir. Plus de livres de philosophie ou de morale, ils pourraient éveiller certaines pensées ; point de livres de dévotion, ils exalteraient les têtes : on ne tolère que les romans. Enfin, dans les premiers jours de messidor II, la Commune inaugure le système de la gamelle : riches et pauvres, gros et petits mangeurs, femmes délicates et gens robustes, tous soumis au régime du traiteur. Et quel régime ! Une fois par jour, pour 50 sous provenant de la masse des effets enlevés, sur une table malpropre, en un pêle-mêle dégoûtant (car on était placé par ordre alphabétique), une soupe détestable dans des gamelles de fer-blanc, du vin plus ou moins frelaté, deux plats, l’un de légumes nageant dans l’eau, l’autre de viande de porc mêlée de choux et qu’il faut déchirer avec les doigts, les couteaux ayant été enlevés, enfin un pain de munition d’une livre et demie, voilà le festin du traiteur Lereyde au Luxembourg :

  1. « Loger en face d’un réverbère était une faveur très recherchée. Celles qui avaient des cheminées rendaient le feu bien vif pour s’illuminer. On allumait une chandelle pendant une minute, puis la peur d’être en faute la faisait éteindre. Manger à tâtons était insupportable. Aller tous les jours prier le geôlier de couper mon chocolat n’était pas plus propre qu’amusant. Je me rappelle un grand canif qu’avait Mme de Vassy et qui faisait nos délices. » — Duchesse de Duras.