Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/574

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Heureusement, ils peuvent se faire illusion ; les galeries ont une apparence de cloître ; les chambres, si larges, si lumineuses qu’elles soient, sont installées comme des cellules, et le silence qui règne dans les couloirs, dans les salles, évoque le souvenir des solitudes où se complaît la méditation des âmes pieuses.

Les dimensions de la maison m’ont paru plus vastes encore que celles de l’hospice de Clamart. Est-ce une illusion ? A Clamart, on entend dans le corridor le frou-frou de la robe des Filles de la Sagesse, on aperçoit leurs cornettes blanches qui passent comme les voiles d’une barque invisible ; dans les galeries, les vieux sont là qui causent, des femmes tricotent en bavardant, c’est une vie restreinte, étouffée, mais c’est encore la vie. Ici la vie interne est peut-être d’une intensité profonde, mais la vie extérieure fait défaut ; c’est déshabité, presque désert ; tout paraît trop grand. La maison est destinée à recevoir cent pensionnaires, elle en contiendrait trois cents. Elle n’est pas assez peuplée, le nombre ne correspond pas aux proportions. Sur les larges paliers, dans les longs couloirs, dans le promenoir bitumé qui permet la marche pendant les jours brumeux, dans l’énorme bibliothèque où il ne manque que des livres, j’aurais voulu voir les lentes théories des frères se dérouler pour réveiller cette demeure trop endormie. C’est plus que la paix qui règne en ces lieux, c’est presque l’assoupissement.

Je ne serais pas surpris que l’on eût éprouvé quelque déception lorsque l’on a ouvert cette retraite à ceux pour qui elle a été construite. On avait cru que les frères vieillis dans les écoles et dans les voyages, que ces invalides de l’enseignement et de l’apostolat allaient s’y précipiter en foule et demander asile. On s’imaginait que la maison-mère, qui est à Paris, rue Oudinot, à côté des frères de Saint-Jean-de-Dieu, aurait plus d’une sollicitation à repousser et bien des choix à faire parmi les postulans. On s’était trompé. Sur les cent places réservées aux frères abattus par l’âge, quarante restent encore libres. Les soixante pensionnaires, qui tous ont plus de soixante ans, sont venus surtout des pays étrangers, de l’Hindoustan, du Canada, de Californie ; l’un d’eux a soixante et une années de classes consécutives ; presque tous sont infirmes ; quatre sont impotens, dix ont perdu la vue, plusieurs sont asthmatiques ; on entend le râle de leur poitrine oppressée lorsqu’ils gravissent les escaliers en se tirant sur la rampe ; tous sont courbés et plient les reins sous un poids trop lourd. Ils vivent encore, mais pénétrés d’une sérénité qui semble appartenir à l’existence d’outre-tombe. A les voir, on devine qu’ils ont toujours passivement obéi et que nul sacrifice ne les a fait reculer. Je ne sais pourquoi, pendant que je les regardais, ma mémoire me racontait l’anecdote