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le costume que leur fondateur avait porté, la soutane de bure, le rabat blanc, le manteau noir et le chapeau de forme triangulaire. Depuis lors leur ordre, parfois protégé, parfois menacé, souvent vilipendé, n’a cessé de prospérer et de s’étendre. À cette heure, ils sont partout, dans les écoles primaires, dans les écoles professionnelles, à la fois éducateurs et missionnaires, humbles, résolus, résistans, soumis à leur devoir, allant chercher les blessés sur les champs de bataille pendant la guerre et distribuant l’instruction aux enfans pauvres pendant la paix. Leurs écoles sont nombreuses : 1,625 en Europe, 39 en Asie, 56 en Afrique, 176 en Amérique ; l’armée scolaire qui dessert ces 1,896 maisons de bienfaisance et d’enseignement se compose de près de 12,000 volontaires du sacrifice de soi-même, répandus sur le globe entier. La petite classe de Reims où J.-B. de La Salle a fait ses premières leçons a été une mère féconde[1].

Pour rester fidèle à ses origines et à l’impulsion de son fondateur, l’ordre se recrute, non pas exclusivement, mais principalement dans la classe agricole, dans ces fortes et honnêtes familles assez nombreuses, assez dévouées pour donner leurs enfans à l’armée, à l’église, à l’enseignement, à l’agriculture, et qui, n’en déplaise à La Chalotais, à Rousseau, à Voltaire, sont la vigueur même et l’honneur du pays. Rien souvent, pour marcher aux conquêtes lointaines comme pour combattre l’invasion, le paysan a été l’inépuisable ressource de la France et ne lui a pas ménagé le sang quelle demandait : — Accepte l’holocauste, ô mère ! et souris à ceux qui vont mourir pour toi ! — Sont-elles aussi productives que je les ai connues jadis, ces familles qui semblaient une tribu groupée autour du chef dont elle était issue ? Aujourd’hui on s’inquiète, on se trouble ; le résultat des dernières statistiques est désespérant. On reconnaît que la population française reste stationnaire pour n’oser peut-être avouer qu’elle décroît. Le morcellement presque indéfini de la terre produit par la vente « à l’écorchée » des biens du clergé et de l’émigration a permis au paysan de posséder son lopin, si petit qu’il soit. Bienfait d’une part, méfait de l’autre. Le vilain, comme l’on disait jadis, aime son champ d’un amour farouche ; il le garde, il le défend ; il ne veut pas que l’on y touche, même après sa mort. Depuis qu’il est propriétaire, le paysan se réserve ; les familles prolifiques, sans être devenues très rares, se rencontrent moins fréquemment ; il n’est que temps d’aviser, car elles tendent à disparaître. Lorsqu’il n’était que fermier, l’homme de la culture ne se ménageait guère ; c’est dans

  1. Mgr d’Autun, p. 75. Vid. sup.