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Était-ce un piège tendu à M. Sackville, ou tout simplement la préoccupation assez naturelle d’un Anglais naturalisé citoyen américain, désireux, de s’éclairer sur un point qui lui tenait à cœur ?

Quoi qu’il en soit, M. Sackville répondit par une lettre particulière dans laquelle il exprimait l’opinion, fort sensée d’ailleurs, que les accusations virulentes dirigées par les républicains, aussi bien que par les démocrates, contre l’Angleterre, se ressentaient de la fièvre électorale ; que, de part et d’autre, on se disputait le vote irlandais, mais que, la lutte terminée, cette agitation factice tomberait et que l’on reviendrait à des appréciations plus calmes. Il ajoutait que l’élection de M. Cleveland, président en exercice, partant plus au courant de la question, lui paraissait mieux de nature à ramener, à bref délai, entre les deux pays, une bonne entente désirable, que celle de M. Harrison, tenu de donner, au cas où il serait nommé, satisfaction immédiate à ses adhérens.

Reproduite par toute la presse républicaine, habilement commentée par des polémistes de premier ordre, cette lettre fut bientôt représentée comme une tentative de pression exercée par le ministre d’Angleterre sur les électeurs indépendans de l’Union. Le président Cleveland, pour assurer sa réélection, ne reculait pas, disait-on, à faire intervenir dans la lutte le représentant officiel d’une puissance avec laquelle les États-Unis étaient, en ce moment même, en conflit. Sur ce thème, qui s’y prêtait, on exécuta des variations sans fin, et, en peu de jours, l’incident Sackville prit des proportions telles que force fut au président et à son cabinet, pour donner satisfaction à l’opinion publique surexcitée, d’en référer à Londres et de demander à lord Salisbury le rappel de son envoyé. Ce rappel tardant trop au gré de l’impatience nationale et des sommations impérieuses du parti républicain, le ministre fut invité à quitter Washington et à se rendre à Londres.

Ces concessions ne désarmèrent pas des adversaires qui, au fond, n’attachaient qu’une fort médiocre importance à une lettre particulière adressée par sir Lionel Sackville à un électeur indécis, mais qui en attachaient une très grande, à enlever à M. Cleveland l’appoint du vote irlandais. « Il est trop tard, » déclara M. Blaine, lorsqu’il apprit que M. Bayard avait envoyé ses passeports au représentant de l’Angleterre. Il était trop tard, en effet ; le vote irlandais échappait à Cleveland et passait au parti républicain.

Cette première trouée faite, les attaques se succédèrent, répétées, incessantes, propagées par une presse hostile manœuvrée avec un remarquable savoir-faire. Laissant de côté les personnalités contre le président Cleveland, elle prenait à partie les