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l’art de manier la presse, de recruter, discipliner et diriger les politicians.

La libre Amérique a créé la profession et le mot. Le politician : c’est-à-dire l’homme qui vit de la politique, en attend le pain quotidien, en espère une lucrative sinécure ; orateur de village ou de ville, membre de comités locaux, agent électoral dont le concours s’achète et se paie ; habile à faire valoir ses services, et en rendant ; actif, bruyant et remuant pendant la lutte ; après, solliciteur acharné. Par nuées, au lendemain de la victoire du parti qu’ils servent, ils s’abattent sur Washington, ayant pour tout bagage un sac de nuit à la main, d’où leur nom de carpet-baggers ; ils envahissent les hôtels, assiègent les abords de la Maison-Blanche et du Capitule, relançant sénateurs et représentans, âpres à la curée. Vingt fois éconduits, ils reviennent à la charge, infatigables, ne lâchant pied qu’avoir épuisé leurs dernières ressources ou obtenu, sinon la place qu’ils convoitent, à tout le moins un emploi quelconque. Monde interlope et louche, qui se recrute dans toutes les couches sociales : monde de déclassés avec lequel il faut compter et qu’il faut ménager, prêt à toutes les besognes rétribuées, ainsi qu’à toutes les trahisons ; instrumens indispensables et malpropres que l’homme politique doit apprendre de bonne heure à manier sans dégoût, à payer sans vergogne, à caser aux frais de l’état, et au dégradant contact duquel, si haut placé fût-il, il ne saurait se soustraire.

De là ce discrédit jeté sur la vie publique, cette insurmontable répugnance qu’inspirent à nombre de ceux que leurs aptitudes naturelles appelleraient à y jouer un rôle ces intrigues politiques dont on retrouve dans un roman curieux, qui eut son heure de célébrité, Democracy, le tableau fidèle et vivant. Silas P. Ratcliffe, le sénateur de l’Illinois, secrétaire d’état, y est le type achevé de ces ambitieux, parvenus au pouvoir, gardant jusque dans leur haute position la tare ineffaçable de leur douteuse origine et de leurs agissemens suspects. Qu’il y ait des exceptions ; que des hommes comme Daniel Webster, Everett, Marcy, Seward, Washburn et nombre d’autres aient su conserver un nom intact et respecté, ce n’est pas douteux ; que pour eux, comme pour M. James Blaine, leur supériorité les ait désignés aux suffrages de leurs concitoyens, nul n’y saurait contredire ; mais à eux, comme à lui, force a été de tenir compte de cet élément indispensable du succès. Chaque année, cette lèpre démocratique s’étend et s’accroît, gangrenant sourdement les libres institutions dont l’Amérique est fière. Devant le danger grandissant, les yeux se sont ouverts ; devant l’invasion des fonctions publiques par les politicians, devant cette curée des places qui, tous les quatre ans, bouleverse de