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recourir, il prétend qu’il la garde pour le peuple, à qui la philosophie ne peut suffire ; en réalité, les sages en usaient comme le peuple. Eunape, qui nous a raconté leur vie, nous les montre conversant avec les dieux, voyant à distance, prédisant l’avenir, guérissant les possédés, s’élevant entre la terre et le ciel, quand ils font leurs prières, par la protection des puissances célestes dont ils sont les favoris. « Les sophistes d’Eunape, dit Gibbon, font autant de miracles que les moines du désert et n’ont d’autre avantage que celui d’une imagination moins sombre. Au lieu de ces diables qui ont des cornes et des queues, Jamblique évoquait des fontaines les génies de l’Amour, Éros et Antéros ; deux jolis enfans sortent du sein des eaux, l’embrassent comme leur père et se retirent au premier mot de sa bouche. » Je ne sais s’il faut, comme le pense Gibbon, préférer les génies de Jamblique aux diables de saint Antoine. Les diables au moins, avec leurs cornes et leurs queues, sont le produit d’une foi robuste, et ils vivent ; des autres, je n’aperçois guère qu’un fantôme effacé, d’âge incertain, où la caducité se mêle à l’enfance. Cette image obscure et fuyante me paraît représenter la religion que les néo-platoniciens voulaient faire. Il ne faut pas se laisser égarer par les souvenirs charmans des poèmes homériques : le paganisme que saint Augustin combattait n’était plus celui des premiers rêves de la Grèce. C’est une religion pédante et superstitieuse, où le surnaturel abonde, où le vieux et le neuf se mêlent d’une manière maladroite, qui a pris les inconvéniens du christianisme sans en avoir les mérites, et qui, d’aucune façon, ne méritait de vivre.


V

Avec le dixième livre de la Cité de Dieu se termine la polémique contre les païens, et un ouvrage nouveau commence. « Je n’ai pas voulu, disait plus tard saint Augustin, qu’on m’accusât de m’être contenté d’attaquer les opinions des autres, sans essayer d’établir les miennes. » Les douze livres qui suivent sont consacrés à une exposition de la doctrine chrétienne, la plus complète et la plus large qu’on eût encore entreprise en Occident.

Songeait-il, quand il commença son ouvrage, à l’achever comme il l’a fait, et le plan, avec ses vastes proportions, en était-il arrêté d’avance dans sa pensée ? On peut le soupçonner au titre qu’il lui donna. En l’appelant la Cité de Dieu, il semblait bien annoncer qu’il ne se bornerait pas à réfuter les objections de quelques mécontens et à écrire une œuvre de circonstance, qu’il voulait agrandir le débat en le rapportant à l’antagonisme des deux cités dans le monde, dont il n’était qu’un incident ; de là, le chemin était facile