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aucune. Il est plein de miséricorde pour celles qui sont mortes : « Quel homme ayant un cœur, dit-il, leur refuserait le pardon ? » Mais on voit bien qu’il préfère la conduite des autres. Il les console, en leur montrant qu’elles ne sont pas coupables, puisqu’elles n’ont pas été complices ; il rappelle le beau mot qu’on avait dit à propos de Lucrèce : « Ils étaient deux ; un seul fut adultère. » Il les excuse de n’avoir pas voulu venger sur elles le crime d’autrui. Pour braver les soupçons blessans de la malignité humaine, ne leur suffit-il pas d’être assurées du témoignage de leur conscience ? A ceux qui, pour railler leur foi, leur disent : « Où donc était ton Dieu ? » elles peuvent répondre qu’il est partout, qu’il assistait aux scènes sanglantes, où tant des siens ont péri, et qu’il avait ses raisons pour ne pas venir à leur aide. « Quand il afflige ses fidèles, c’est pour éprouver leur vertu ou châtier leurs vices ; et, en échange de leurs maux, s’ils les supportent avec piété, il leur réserve une récompense éternelle. »

Ces malheurs sont grands sans doute ; mais saint Augustin ne veut pas admettre qu’ils soient exceptionnels, et il soutient que Rome en avait éprouvé auparavant de plus terribles encore. Mais sur ce sujet, quoiqu’il ait beaucoup d’importance et complète sa démonstration, il n’a dit qu’un mot en passant. C’est qu’il le réserve pour un ouvrage spécial, qu’il a chargé l’un de ses disciples d’écrire. Il s’agit de l’Histoire universelle de Paul Orose, qu’on peut regarder comme un appendice de la Cité de Dieu. Orose, pour obéir à son maître, s’est proposé d’énumérer tous les accidens fâcheux qui sont arrivés au monde depuis qu’il existe. Dans ce dessein, il compile au hasard tous les récits qu’il trouve chez les écrivains anciens, quand ils sont favorables à sa thèse. La critique lui manque tout à fait, et il cite avec le même sérieux les légendes les plus ridicules et les faits historiques les mieux constatés. C’est ainsi qu’il s’apitoie sur les victimes de Busiris, qu’il plaint les maris des filles du Danaüs, et qu’après avoir raconté les exploits des Amazones, il s’écrie d’un ton pénétré : « O douleur ! Je rougis des erreurs des hommes ! » On a vu des femmes ravager le monde, et l’on ose s’étonner que les Goths aient un peu rançonné l’Italie ! Ce qui relève cette compilation maladroite, ce qui lui donne, malgré ses faiblesses, une grande importance, c’est qu’elle est le premier essai d’une histoire qui ne s’enferme pas dans les limites d’une nation et comprend l’humanité tout entière ; c’est aussi qu’elle cherche à dégager de la série des événemens la loi qui les régit et les explique ; enfin, c’est qu’elle est composée pour le besoin des polémiques contemporaines et qu’elle nous lait connaître l’attitude des divers partis à l’époque où elle a été écrite. Nous aurons plus tard à nous en servir.