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mitres et crosses n’avaient pu réaliser entre les membres épars du grand troupeau, elle s’est faite intime et complète dans l’enceinte étroite des petites bergeries : si bien qu’on vit renaître en maint endroit, par une sorte de génération spontanée, le gouvernement le plus patriarcal, le plus primitif, celui du prêtre, chef, guide, censeur, avocat et juge de la communauté. Or, si vous songez que tous les nœuds de la hiérarchie se rompaient, que les pouvoirs publics faisaient banqueroute, vous estimerez peut-être que, dans nos malheurs, le « gouvernement des curés » nous a rendu quelques services. Vous comprendrez qu’au siècle dernier des villages entiers se soient ébranlés à la voix de leur pasteur pour chercher, en terre chrétienne, une domination plus clémente. Vous excuserez les moines qui cachaient et protégeaient nos brigands héroïques à l’heure où le véritable brigandage était dans les lois. Ce n’est pas nous qui craindrons les empiétemens du bas clergé, car il a supporté avec nous le poids du jour et combattu pour la bonne cause à nos côtés. Il a sa place dans nos chansons de geste ; et tenez, voyez-vous cette gravure pendue à la muraille, qui représente l’apothéose de la Serbie ? Ces guerriers à la moustache truculente vous font sourire. Vous trouvez qu’ils étalent avec un peu d’emphase leurs pistolets et leurs kandjars. Mais vous apercevez au premier plan la tunique, la ceinture et le bonnet d’un prêtre. La reconnaissance populaire n’aurait garde de l’oublier parmi les héros de l’indépendance. Je vous assure que les prêtres sont d’excellens conspirateurs, et qu’un poignard béni fait bien mieux sa besogne. Voulez-vous une histoire plus récente encore ? Regardez la Bosnie et l’Herzégovine. Il y a quinze ans à peine que les chrétiens respirent dans ces provinces. Pendant quatre cents ans ils ont été pressurés, rossés, massacrés par les renégats ; pourtant on n’a pu leur arracher leur religion, qui semble collée à leur peau. Pourquoi ? Sont-ce des docteurs, des martyrs, des confesseurs de la foi ? Nullement. Mais la famille religieuse a été le dernier asile de leur nationalité, le seul coin de ciel bleu qui leur restât. Leur fidélité s’exprime par une erreur touchante. Interrogez un paysan, soit en Bosnie, soit sur les anciens confins militaires : « Dis donc, l’ami, quelle est ta religion ? — Moi, monsieur ? je suis Serbe. — Tu veux dire orthodoxe ? — Orthodoxe ? Connais pas. Je vais à l’église serbe, donc je suis Serbe. « Il n’en démordra pas. Les deux patries ne font qu’une à ses yeux. Si, là-haut, saint Pierre ne le case pas dans un compartiment serbe, il tirera sa révérence et s’en ira n’importe où, cuire avec ses frères. Maintenant, voulez-vous voir à l’œuvre cette petite société biblique et primitive ? Lisez les notes de voyage d’un Français, Charles Yriarte. C’est en 1876, au moment de l’insurrection de Bosnie : les chrétiens tiennent la montagne, les bachi-bouzouks