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chez nous la cause de l’hellénisme. Nos paysans sont ainsi faits, qu’il leur est impossible de prier dans une langue étrangère. Ils aiment encore mieux blasphémer dans leur langue et devenir païens, sans nulle hyperbole : car le paganisme renaissait partout. Les liens entre les villes et les campagnes se relâchaient. Les soi-disant Hellènes nous appelaient « têtes de citrouilles, » et nos gens crachaient avec dégoût quand ils rencontraient un Grec. Tels étaient les aimables rapports auxquels aboutissaient dix siècles de fraternité chrétienne.

Il est cependant un spectacle plus répugnant encore que celui de la brutalité toute pure. C’est de voir le pédantisme s’allier à la violence. Cette dernière épreuve ne nous lut pas épargnée. Subitement, ce même clergé s’enflamma d’un beau zèle pour les lettres grecques et poursuivit, avec un acharnement incroyable, la destruction des livres slavons. Tantôt, comme à Sofia, on les enfouissait dans la terre ; et la charrue, labourant un jour ce cimetière de la pensée, faisait sauter des cadres d’icônes et des morceaux de parchemin pourri. Tantôt, à Tirnova par exemple, on y mettait le feu : il est vrai qu’on retirait des cendres et qu’on gardait précieusement la tête de saint Michel de Potuka. Mais les Bulgares donneraient volontiers ce vénérable crâne, et les tibias par-dessus le marché, pour avoir les monumens de leur vieille littérature. Notez que ces actes de vandalisme se sont accomplis dans notre siècle de lumière. La bibliothèque de Sofia fut détruite en 1823, celle de Tirnova en 1825. Les autodafés continuèrent presque sans interruption jusqu’en 1853. Vos ambassadeurs, qui donnent tant de conseils au sultan, n’auraient-ils pas pu plaider auprès du patriarche, chrétien comme eux, la cause de la civilisation ? Ils avaient apparemment d’autres affaires sur les bras. Quant à nous, les exploits de ces brûleurs de livres nous ont donné des nausées, qui durent encore…

— Assurément, dis-je, nos ambassadeurs n’en savaient rien, car ils n’auraient pas manqué de s’assembler chez leur doyen : là, ils auraient rédigé une belle note collective, qui probablement n’aurait rien empêché, mais qui leur aurait fait le plus grand honneur. Laissons cependant ces têtes graves à leurs méditations. Vous m’avez accommodé de la bonne sorte le Fanar et son clergé. Je me plais à croire, comme vous, que ces mœurs sauvages sont aujourd’hui fort adoucies. J’ai du moins rencontré, dans les environs d’Uskup, je crois, un prélat grec qui n’avait pas l’air d’un coupeur de bourses. Il allait d’un air paterne, doucement bercé sur sa mule ; et, quand il passait dans la rue, son triple menton, son ventre majestueux, paraissaient lui attirer beaucoup de considération. Il