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Nemanya, sa doublure ecclésiastique, et probablement son conseiller politique. La dignité de patriarche devint presque héréditaire dans la famille royale. Ce n’était pas trop maladroit, pour des barbares ; et plus d’un potentat leur envierait ce moyen d’intéresser l’église à la grandeur de sa maison. Mais, chemin faisant, que devient l’unité religieuse ? L’église n’est plus la Jérusalem céleste, la grande société des fidèles, et, pour l’appeler de son vrai nom, la chrétienté : c’est une institution nationale à base étroite. C’est le palladium qu’on enferme avec soin, qu’on enchaîne au sol de la cité, de peur qu’un voisin jaloux ne l’enlève la nuit. Les deux pouvoirs se confondent peu à peu dans l’imagination populaire… Avez-vous jamais vu nos anciennes monnaies ?

— Jamais, lui dis-je.

Il se leva et prit dans une armoire quelques pièces grossières dont l’effigie à demi effacée laissait cependant voir deux figures, celle d’un roi et celle d’un évêque, tantôt debout côte à côte, tantôt assis sur le même trône. Je tournai longtemps dans mes doigts ces empreintes, sur lesquelles les contemporains orientaux de saint Louis ont gravé gauchement, mais profondément, leur conception du monde, à la fois matérialiste et mystique. Il est impossible de traduire plus naïvement l’union du trône et de l’autel. Le colporteur qui glissait ces pièces dans sa ceinture pour les échanger à Raguse ou à Venise était ainsi menacé, s’il fraudait, de la corde par le roi, de l’enfer par l’évêque ; à peu près comme si l’on inscrivait, sur nos marques de fabrique : la loi et le ciel punissent le contrefacteur. Ce qui n’empêchait pas, d’ailleurs, ces pieux monarques de falsifier les monnaies pour leur compte, comme le démontrent les doléances continuelles de leurs correspondans vénitiens. Parmi ces vieilles médailles à la tranche inégale, à l’exergue vacillant, les plus curieuses et les plus lourdes portent l’effigie de l’empereur Douchan le Fort. La tête du monarque est à peu près méconnaissable. Avec ses yeux saillans, on dirait un crapaud. Mais des anges déposent une couronne impériale sur cette figure grotesque et lui mettent un globe dans la main. Le dessin est puéril, la volonté précise et forte. Le bon Douchan, lui aussi, voulait être un empereur comme celui de Byzance, tenir d’une main le sceptre et de l’autre la croix ; bref, avoir les saints dans sa manche et pratiquer la cour céleste.


IV

— Mon digne ami, repris-je, grâce à vous, je commence à voir clair dans ce passé nébuleux. Je ne conteste plus le patriotisme de vos prêtres. Je leur fais amende honorable. Ils priaient pour vous