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cherche en vain le rappel des scènes familières et le tribut touchant des humbles. En revanche, des saints géométriques me regardent avec leurs grands yeux vides. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des formules d’algèbre, des signes cabalistiques de la sainteté. Les religieux du mont Athos, dont quelques-uns n’ont jamais vu les mosaïques de Sainte-Sophie, n’ont pourtant rien changé à la vieille recette qui servait dès lors à fabriquer un père de l’église. Elle est bien simple : on prend un nez, une bouche, deux yeux ronds, et l’on met de l’or autour. De même, sur une stèle égyptienne, quelques flèches désignent une bataille. Dans les deux cas, c’est une écriture hiératique, ce n’est pas de l’art. La pensée humaine est emprisonnée dans la lettre morte. Je sors enfin de ce temple, qui m’a charmé, transporté, si l’on veut, mais qui ne m’a point ému. Je préfère à sa majestueuse nudité l’incorrection vivante et fourmillante ; à l’harmonie des sphères, le chant pathétique et douloureux de l’âme, et même les éclats de rire, les brusques saillies, les cris de, joie ou de rage qui interrompent sa prière. J’admire la science consommée d’un Antemius de Trolles et d’un Isidore de Milet, qui ont élevé Sainte-Sophie ; mais je regrette l’absence d’un collaborateur anonyme, sans lequel il n’est rien de vivant ; d’un maladroit sublime qui allonge, déforme, surcharge, repétrit et finalement fait parler la pierre, en un mot : du peuple.

Continuez le parallèle : suivez le monument catholique de pays en pays, de siècle en siècle. Quelle variété ! Quelle souplesse ! Quoi ! c’est là le vêtement terrestre de cette église qui se croit immobile ? Il n’en est pas qui se soit pliée davantage au génie particulier des nations et des âges : au nord, sévèrement « agenouillée dans sa robe de pierre ; » au midi parée de l’éclat des marbres, toute en fête sous le beau ciel d’Espagne ou d’Italie ; tantôt buvant à flots la lumière à travers les cintres romains, tantôt veillant à la lueur des sept lampes dans le demi-jour des sanctuaires. Presque huguenote à la cathédrale d’Anvers où Rubens lui-même contient sa verve, elle est presque orientale à Venise où saint Marc jette sur ses épaules le somptueux manteau des doges, aux reflets de pourpre et d’or. De même, elle change de figure selon les temps : souffrante au moyen âge, douloureuse et symbolique dans le prisme sanglant des vitraux, elle rejette son linceul au XVe siècle et s’élance du tombeau toute revêtue de grâce antique, pour sourire avec Raphaël, pour triompher avec Michel-Ange. Elle promène alors à travers le monde sa prodigieuse fantaisie, sème d’arabesques les arceaux gothiques, tolère les audaces les plus étranges, badine avec les adorables nudités de Corrège ; puis de nouveau réveillée en sursaut par la Réforme, elle passe