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leur principal écueil, car, faisant profession d’expliquer la nature de Dieu, elles subissent l’attrait dangereux de l’infini ; la tête leur tourne au bord d’un si grand gouffre. Aussi, la tâche la plus importante des églises, une fois le dogme établi, consiste à régler cet appétit de surnaturel. Il leur appartient d’enseigner aux hommes à se servir de leurs jambes avant de vouloir voler. On voit alors se former deux camps dans le sein de la même communion : celui des ascètes et des rêveurs qui veulent partout du bizarre, de l’inattendu, qui ne conçoivent Dieu qu’au milieu du tonnerre et des éclairs ou dans les transports d’une vision surhumaine ; — et le parti des hommes d’action, qui font sortir le divin de la nature elle-même et de l’harmonie de ses lois. Tandis que pour les uns, c’est, dit Montaigne, « une occasion de croire que de rencontrer une chose incroyable ; et que, si elle était selon raison, ce ne serait plus miracle ; » pour les autres, les prodiges ne sont pas nécessaires. Le tableau leur paraît d’autant plus digne de Dieu qu’il est plus régulier. La constance, la variété, la beauté des lois leur semblent une marque suffisante de l’ouvrier sur son ouvrage. Ils estiment, comme dit encore Montaigne, que « ce monde est un temple très sainct dedans lequel l’homme est introduict pour y contempler des statues non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faictes sensibles, le soleil, les estoilles, les eaux et la terre pour nous représenter les intelligibles. » Ils ont horreur de la spéculation vaine et pensent que notre premier devoir est de cultiver notre jardin. Le plus grand titre du christianisme est de se maintenir entre ciel et terre, et d’avoir fait descendre jusqu’à nous un Dieu qui connût la faiblesse humaine. Mais il n’a pas échappé à la dispute des mystiques et des réalistes. Les uns se sont attachés davantage au caractère divin de la figure du Christ, les autres ont insisté sur sa compassion pour nos misères. Dès l’origine, il y a eu le parti du don des langues, des apocalypses, et, plus tard, toute la série des pieux acrobates, tels que Siméon le Stylite, ou son émule slave, Jean de Rylle, qui passa la moitié de sa vie dans un tronc d’arbre, et l’autre moitié sur une colonne. De tout temps, de respectables énergumènes ont travaillé de leur mieux à détraquer notre machine et se sont efforcés d’honorer Dieu en détruisant son ouvrage. Fort heureusement, ils n’ont pas prévalu contre la sagesse des Pères, dont la qualité dominante était précisément l’équilibre et le sens pratique.

Rappeler que l’Orient chrétien penchait vers le merveilleux ; que la plupart des thaumaturges ont vu le jour sur les côtes d’Afrique ou d’Asie ; que les thébaïdes pullulaient à l’ombre des sphinx ; — opposer à ces rêveries orientales le ferme génie de l’église de Rome,