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prétendant. Elles ne vont pas sottement l’interroger sur ses goûts ni même sur ses opinions, certaines d’avance que le candidat, dans le feu de l’examen, se fera le champion de tous les principes et le miroir de toutes les vertus. Elles ne sont pas questionneuses ; mais elles observent du coin de l’œil ; elles attendent que l’homme naturel se trahisse. Tout leur est bon pour démêler le caractère de leur futur maître : un geste, un mot qui échappe, un pli involontaire du visage. De même des peuples. Demandez à un orthodoxe ce qu’il pense. Il vous récite immédiatement le Credo ; et vous voilà bien ébahi de voir que le monde s’est divisé en deux sur la filiation du Saint-Esprit. Mais considérez les deux religions dans leurs actes : vous verrez qu’elles se tournent le dos.

Je cherche ce qui marque le mieux la frontière des deux mondes, l’orient et l’occident. Ce n’est ni le cours capricieux d’un fleuve, ni les démarcations arbitraires des géographes, ni telle différence de costume ou de mœurs qui s’affaiblit tous les jours : ce sont les croyances. Qu’on pénètre on Russie par la Pologne, ou dans les Balkans par la Dalmatie, l’impression est la même : on est en Orient lorsqu’on mot le pied sur la terre orthodoxe. Entre ce culte et les vieilles religions de l’Asie, l’air de parenté frappe l’esprit le moins prévenu. C’est la même confiance dans l’efficacité des pratiques, le même formalisme, la même discipline, et, par-dessus tout, l’immobilité sainte considérée comme le premier degré de la béatitude. Tout le monde a visité, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, ces catacombes du Louvre où donnent les peintures des tombeaux égyptiens : de longues files de rois, de prêtres, de moissonneurs et d’esclaves accomplissent mécaniquement le même geste et répètent à l’infini le même profil. Voilà, depuis les pyramides jusqu’aux pagodes chinoises, la conception maîtresse de l’Orient. L’âme individuelle y compte pour rien ou pou de chose. Elle doit fléchir sous un joug uniforme. Si par hasard elle s’élève au-dessus de ce terre-à-terre, son plus grand bonheur est de se perdre et de s’absorber dans l’infini. La puissance de Dieu écrase tout ; elle broie l’effort de la créature dès que celle-ci sort de la règle établie depuis le commencement du monde. Le mieux serait de vivre géométriquement, comme les fourmis et les abeilles. Certes, l’église orthodoxe n’a pas poussé jusqu’aux dernières conséquences ; et si engourdie qu’on la suppose, elle conserve toujours une force de sève qui se manifeste, comme en Russie, par des soubresauts imprévus. Mais ce n’est point impunément qu’elle a subi le contact prolongé des Asiatiques. Comment les deux églises ont bifurqué ; comment la phalange chrétienne s’est partagée en deux colonnes, dont l’une a poursuivi vers l’Occident ses orageuses destinées, tandis que l’autre semblait remonter vers l’antique berceau des