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dernier fantassin cl goujat, je pris le parti de me retirer au petit pas, en tenant les plaines à côté du grand chemin de Cambrai, n’étant suivi ni harcelé de personne[1]. » Comme il cherchait un passage à travers les marais et les bosquets qui marquent le cours de l’Agache entre Marquien et Arleux, il découvrit un gros de cavalerie qui semblait embusqué. L’anxiété fut grande un moment ; faudrait-il se frayer un passage avec des hommes et des chevaux à bout de forces et de courage ? On reconnut les Lorrains ; la joie de retrouver toute une aile de l’armée fit oublier un moment leur inaction de la nuit, la précipitation de leur retraite.

A quatre heures du soir, Condé arrivait sous les murs de Cambrai. Il refusa d’y entrer et coucha dans le carrosse du comte de Salazar pour ne pas se séparer de ses soldats. Le lendemain, 26, il fit sa jonction à Bouchain avec les troupes de l’archiduc, « et il eut, dit un témoin oculaire, un ami, la honte de s’entendit ; acclamer comme un sauveur par tous les officiers et soldats espagnols[2]. »

En usant de cette forme, Lenet entend-il seulement faire allusion à la répugnance bien connue de Condé pour les louanges ? Ou faut-il lire : ces éloges atteignaient douloureusement le cœur de M. le Prince ; il rougissait de s’entendre traiter de sauveur par les ennemis de la France ? Ceux-ci cependant avaient raison. Grâce à Condé, l’année d’Espagne, qui aurait pu être anéantie, se trouvait ralliée au bout de vingt-quatre heures, à quelques lieues, presque entière. Aussi, est-ce à bon droit que la « Retraite d’Arras » figure au premier plan sur les banderoles brisées, dans le tableau du Repentir de la Galerie de Chantilly.

Au cours de la dernière année de sa vie, 1685, M. le Prince reçut à Chantilly la visite du baron de Worden, Hollandais, vieux serviteur de l’Espagne, soldat et négociateur, homme d’esprit et d’expérience. Worden présenta à son hôte les Mémoires de Fuensaldaña, dont il avait été le disciple, le confident, le compagnon fidèle. Condé lut le manuscrit tout d’une traite, puis il rappela Worden, et, confirmant l’exactitude générale des récits de son ancien adversaire, il tint à les compléter, à les rectifier sur un point. Malade, cloué par la goutte sur sa chaise, il parla de sept heures à minuit et raconta, « avec une précision et une animation

  1. Récit fait par Condé au baron de Worden. — Le canon et les bagages étaient perdus. Dans une première dépêche (27, de Valenciennes), M. le Prince estimait à 300 la fierté en hommes ; les rapports français disent 3,000 ; la vérité doit être entre les deux. Les Lorrains en eurent la plus grosse part, étant partis si précipitamment qu’ils oublièrent dans une redoute un millier de fantassins.
  2. Papiers de Lenet (Bibliothèque nationale).