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qu’échangent entre eux ses Florizel et ses Perdita, ses Béatrice et ses Bénédict, ses Bassanio et ses Portia ? ou bien enfin l’esprit de nos Romans de la Table-Ronde, dans cette adoration mystique et sensuelle à la fois de la femme, d’autant plus ardemment désirée que la conquête en est plus difficile, et d’autant plus respectueusement traitée que l’estime qu’on lui a inspirée d’elle-même en a fait un plus rare et un plus pur joyau ? La comédie de Shakspeare, dans la littérature anglaise, a clos le cycle du moyen âge.

Mais, en même temps aussi, tous ces thèmes qu’il empruntée cette poésie du passé, voyez de quel accent personnel et moderne Shakspeare les a marqués ! La femme, qui n’était guère jusqu’alors, comme encore dans le Roman de la Rose, que l’expression symbolique de son sexe, devient une personne : elle s’individualise ; elle apparaît maîtresse pour la première fois dans la littérature européenne, unique et souveraine maîtresse de son sort et de sa volonté. Les caractères se précisent ; et, pour autant qu’on connaisse les dates des comédies de Shakspeare, on a fait justement observer qu’ayant toujours, dans ses comédies, subordonné l’intrigue à la peinture des caractères, les caractères, à mesure qu’une comédie nouvelle s’ajoute aux précédentes, y sont moins singuliers, moins capricieux, et partant plus humains. Le Marchand de Venise en est un admirable exemple, où, sans intention de moraliser, les caractères de Shylock et celui du noble Antonio forment entre eux un si parfait, un si vivant contraste. Et ne sait-on pas que s’il y a quelque part une comédie allégorique ou philosophique, dans l’histoire du théâtre moderne, c’est la Tempête ; et que c’est Shakspeare seul dont le génie l’a pu réaliser ?

Si je voulais insister sur ce dernier point, ce serait l’excuse des commentateurs ; ce serait aussi un trait de ressemblance entre Shakspeare, et… dirai-je les symbolistes ou les décadens ? Je le dirais, si je ne craignais d’être mal compris. Il est certain au moins que, comme eux, Shakspeare est plein d’intentions dont le sens nous échappe ; il est certain aussi qu’après tant de commentaires la Tempête demeure une irritante énigme ; et, plutôt que de croire qu’en suivant sa fantaisie Shakspeare n’ait rien voulu dire du tout, on se demande au contraire, avec tout son génie, s’il n’a pas voulu faire porter à son art plus de pensée peut-être que la forme dramatique n’en saurait exprimer. On remarquera qu’à leur manière, — qui n’est pas bonne, à notre avis, — c’est ce que disent aujourd’hui ceux qui ne voient dans Shakspeare que le prête-nom de l’auteur du Novum organum. Tant de « philosophie » les étonne de sa part, et puisque Bacon en faisait profession, c’est à lui qu’ils trouvent plus naturel d’en rapporter l’honneur. Il est d’ailleurs assez curieux que la question se pose, non pas du tout à l’occasion des grands drames, dont le sens est assez clair, — à