Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

importée d’Asie n’a modifié ni le tronc, ni les branches, qui continuent de puiser leur sève dans le vieux sol réfractaire où germaient les anciennes hérésies. Les musulmans, dit-on, sont campés en Europe : c’est vrai peut-être en Épire, en Roumélie. Mais ils règnent à Serajevo. Pour les faire disparaître, il faudrait une guerre d’extermination. Ce n’est pas Vienne qui l’entreprendra. Vienne fait aujourd’hui bon ménage avec les musulmans. « Braves mécréans ! me dit un officier, qui me paraît avoir là-dessus les sentimens d’un Richard Cœur-de-Lion. Honnêtes Sarrasins de Bosnie ! qu’ils sont agréables à gouverner ! qu’il est doux de les faire pirouetter sur le champ de manœuvres ! Ce n’est pas comme ces chiens de chrétiens. Ceux-là ne sont jamais contens. D’abord, ils nous rompent la tête avec leurs satanées cloches. Puis ils font du scandale, ils murmurent ; et même, horreur ! ils parlent quelquefois sous les armes ! »

La maison de Habsbourg a le sens politique : elle ne veut pas l’impossible. Ne pouvant se débarrasser des musulmans, elle a juré de s’en faire aimer. C’est plus que de la tolérance : on en est aux petits soins. La bureaucratie autrichienne a doublé les revenus des mosquées, en les gérant avec probité. Les biens vakoufs ont aujourd’hui leur palais au centre de la ville, avec une belle inscription en lettres d’or, comme une banque. Plus loin, sur une éminence, se dresse un autre palais bien en vue ; c’est la nouvelle école de théologie musulmane, un modèle du genre, où l’esprit utilitaire se marie étrangement à quelques arabesques orientales : un Orient tiré au cordeau, surveillé, contrôlé, un minimum d’Orient sous l’œil paternel de l’autorité. Ce sont là des nouveautés qui doivent surprendre les begs et chatouiller leur amour-propre au bon endroit. Jugeant des autres par eux-mêmes, ils s’attendaient à être écrasés : on les traite au contraire avec une rare considération. Je ne sais si leur estime pour l’Europe s’en est beaucoup accrue. Dans tous les cas, ils en profitent. Ils deviennent même familiers. Tous les jours, des femmes musulmanes viennent en solliciteuses au palais du gouvernement : on les trouve accroupies dans l’antichambre de l’adlatus civil.

Démonstration sans réplique de la force des musulmans. Le premier axiome, en politique, est celui-ci : on me prend au sérieux, donc j’existe. Notre bonne Europe, avec ses phrases, ne respecte au fond que ce qu’elle craint. Depuis tantôt vingt ans, elle a découvert que l’Islam était une puissance. Elle veut s’en servir. Aujourd’hui, tout état désireux de faire figure doit emprunter quelques fidèles à Mahomet. C’est une domination qui a de l’élégance. La Russie et l’Angleterre les comptent par millions ; nous