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et de rapiécées. Le mufti frappe dans ses mains, et tout le troupeau se jette à genoux, avec un bruit sourd de crosses de fusil qui retombent au commandement. Pendant quelques minutes, on ne voit plus que des plantes de pieds nus, sous un amas de chiffons rouges, bleus ou noirs. Les dos se relèvent, s’inclinent, se balancent, avec un ensemble parfait, comme à la manœuvre. Et l’effet n’est nullement grotesque. Cette gymnastique uniforme, où personne ne cherche à se distinguer du voisin, renferme une belle leçon d’humilité. C’est une armée qui manœuvrerait directement sous l’œil de Dieu, et qui manifesterait sa ferveur par la précision de ses mouvemens. Imaginez ce que peut une pareille troupe une fois lancée, quand elle croit obéir à Dieu même.

L’Europe s’est longtemps trompée sur la force de l’Islam. Il était condamné par tous les médecins. Depuis Montesquieu, l’on se passait de main en main une philosophie courante sur la faiblesse des empires musulmans. Personne ne paraissait soupçonner que, derrière les gouvernemens en ruine, il reste quelquefois des hommes. Voyez ce que coûte un sophisme ! à nous, Français, cinquante ans ; de guerre en Algérie ; — aux Anglais, les épisodes sanglans de Caboul et de Khartoum ; — aux Autrichiens eux-mêmes, 30, 000 baïonnettes pour garder le cadeau que Berlin leur a taillé dans le terrain d’autrui. Partout, nous apprenons à nos dépens que l’Islam est vivant, bien vivant ; que dis-je ? plus frais, plus dru, plus militant que notre propre religion. Car son seul tort est peut-être d’envahir l’homme tout entier. Je dirai par où nous sommes supérieurs. Mais considérez, je vous prie, ces marchands qui laissent leur boutique trois fois par jour pour se prosterner dans la poussière ; et demandez aux notables commerçans de la rue de la Paix de courir à la Madeleine en faire autant ! — Mais dites-vous, leur religion n’est pas raisonnée. — Soit : elle n’en est peut-être que plus puissante. Je voudrais bien savoir qui peut se flatter d’être en meilleurs termes là-haut, ni s’il est de plus belle prière que de répéter, le front contre terre : Dieu est grand ! Vous appelez leur résignation du fatalisme ? Mais les mots d’humilité, de renoncement conviendraient encore mieux.

Dans tous les cas, il existe d’étranges rapports entre l’Islam et l’enseignement tout oriental que les bogomiles tiraient des écritures. C’est le même esprit d’égalité, c’est le même temple nu, dépouillé de toute parure inutile, c’est presque le même Dieu, dictant des lois dans un livre unique, et rédigeant lui-même le code naïf et simple d’une société rudimentaire. On peut donc dire que l’Islam a ses racines dans le passé le plus lointain de la Bosnie. Les fruits de l’arbre ont une saveur exotique : mais la greffe